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Archives Bibliothèques Test

Ouvert/fermé archives/bibliothèques

J’adore le mois de mai. La chaleur s’installe, j’ai la chance de souffler quelques bougies et l’université sombre tranquillement dans un sommeil cotonneux. À notre bibliothèque, c’est l’occasion d’accueillir nos nouveaux bibliothécaires-étudiants, ces jeunes professionnels encore sur les bancs des écoles de bibliothéconomie et des sciences de l’information (Montréal compte deux de ces écoles!) qui s’occupent en partie de nos services pendant la saison des vacances et des périodes creuses de l’année.

Ce matin, je viens d’avoir un de ces échanges autour de la machine à expresso (un bien commun légué par un chic collègue dans la cuisine de l’équipe) avec une de nos étudiantes. Je lui demandais comment se passait son intégration et la conversation a migré sur les choix de carrières imposés par la structure du curriculum: archives ou bibliothèques. J’ai bien sûr mon opinion sur la question, mais j’ai centré la conversation sur les distinctions institutionnelles entre ces deux entités. Elle fut surprise de ma perspective.

Les bibliothèques et les archives collectionnent des documents. Certes, voilà ce qui rassemble deux entités dans le même lot fonctionnel. Du point de vue externe de la profession, par exemple de la part des organisations gouvernementales qui proposent des services de bibliothèques/archives nationales, la tentation est forte de les combiner « parce qu’elles gèrent des documents » et c’est une base suffisante pour fusionner ces services. Qu’en est-il du point de vue interne?

Pour répondre à la question, je propose de distinguer la question selon la source des documents (institutionnelle ou sociétale) et la perspective de l’accès (ouvert par défaut et fermé par défaut). Cette distinction s’impose à celui qui étudie les questions de droit d’auteur et de la communication…

Ainsi, une bibliothèque collectionne des documents publiés sur le marché ou diffusés numériquement pour les rendre accessibles par défaut. L’archive, quant à elle, collectionne des documents institutionnels pour déterminer leur niveau d’accès, en partant de la prémisse que le document n’est pas accessible. Je n’invente rien, c’est une évidence que je ne fais qu’exprimer selon un cadre théorique particulier, celui du droit appliqué aux documents.

Le point d’encrage concerne le concept de « manuscrit » dans la loi sur le droit d’auteur. Un manuscrit est un document n’ayant pas effectué le saut dans l’arène sociale par le collimateur de la publication. Dans le monde « physique » de l’édition sur la pulpe d’arbres morts, cela implique le travail d’un éditeur peaufinant le document afin de le rendre attrayant pour un public précis. On y colle un ISBN, une notice de catalogue, l’envoie au dépôt légal, signifie son existence à la commission de droit de prêt public et on fait un lancement. Une belle routine bibliothéconomique que le milieu de l’édition a répliquée par homothétie pour le numérique…

Quant aux archives, la routine est tout autre. Les documents sont compilés, de peine et de misère, suivant un plan de classement et un calendrier de conservation mis en place par le service des archives et administré collectivement dans l’organisation. Le dépouillement des documents s’effectue selon n’approche plus systématique dépendamment du fonds dans lequel ils s’insèrent. Y sont stipulés les règles d’accès (du moins, en théorie) et il se peut qu’un document soit à tout le moins confidentiel, privé ou public.

C’est pourquoi les archivistes peuvent garder un secret, à l’opposé des bibliothécaires. C’est pourquoi que face à l’interdit d’accès le bibliothécaire crie et l’archiviste sévit. La liberté devient un objet poreux en sciences de l’information ! L’accès aussi, conséquence logique donc d’une manifestation relative de liberté, à la fois codifié dans les règles économiques de la Loi sur le droit d’auteur et dans les règles institutionnelles des législations applicables à l’accès aux documents publics.

J’ai beaucoup aimé cet essai récent de Yochai Benkler sur le libre accès dans le contexte des communs informationnels. Il a su guider ma réflexion sur la question :

Benkler, Yohai, Open Access and Information Commons, in, Oxford Handbook of Law and Economics: Private and Commercial Law, Francesco Parisi, ed. (2016).

L’accès peut être libre, donc un commun ouvert, ou non, pour les communs fermés. Ainsi, les archives et les bibliothèques retiennent ou proposent des arrangements institutionnels distincts, codifiés selon les paramètres précis des modalités d’accès aux documents sous leur égide. Ces distinctions deviennent évidentes pour celle qui étudie le droit de l’information et de la communication.

Par ailleurs, cette distinction offre une feuille de route pour comprendre les mutations imposées par le numérique… mais là, je vais devoir y revenir dans un autre billet estival…

Bibliothécaire CultureLibre.ca Information et savoirs

Prolégomènes à un jeu sur le libre accès

Depuis que Marc Larivière, Vincent Larivière et moi avons travaillé sur une collection de Microfiches sur le Libre Accès, nous avons décidé de poursuivre la collaboration en développant un jeu vidéo récupérant le magnigique concept graphique.

Dans ce billet, j’ai recours au féminin ou au masculin un peu aléatoirement. Nous ne savons pas encore comment nous allons genrer les personnages. Étant donné que la population universitaire est plus féminine que masculine, et bien, je fais place aux dames.

L’idée consiste à offrir une oeuvre numérique que les bibliothèques universitaires et de Cégep (collège pré-universitaire au Québec) peuvent diffuser sur les écrans tactiles déployés en leurs lieux. Nous désirons bâtir un jeux plurilingue (français, anglais, allemand… et plus!) qui traite d’une manière ludique d’un sujet complexe mais très important pour l’avenir de la science.

D’ailleurs, nous sommes à la recherche de financement et sommes à établir des solutions de visibilité à des organimes sympatisants à notre travail. Je suis chercheur et fonctionnaire, mon salaire est assuré par la bienveillante Université Concordia. Par contre, mon associé, Marc Larivière, jeune papa de son état, ne bénéficie pas d’un tel support…

Après plusieurs réunions très stimulantes, Marc et moi avons développé un concept de jeu. Une partie devrait durer 10 à 15 minutes, l’idée est qu’une utilisatrice passant dans une bibliothèque interagit avec un écran tactile pour se changer les idées…

Le personnage principal du jeu, l’avatar de la joueuse, est une doctorante ayant complété son examen de synthèse.

Le jeu se déroule en trois phases.

La première phase du jeu consiste en « l’écriture » et devrait durer de 2 à 4 minutes. Nous anticipons une style de jeu comme « Tetris » (jeu compulsif) où la joueuse est appelée à augmenter son « nombre de mots (l’infâme word count qui hante tous les thésards). Étant donné la charte graphique des microfiches, nous jouons sur l’analogie de la molécule pour représenter l’action d’écrire ou pour l’accumulation de données dans le cadre de ses recherches (donc, fonctionnellement, de créer du savoir nouveau par l’analogie d’une nouvelle molécule).

Une fois assez de mots/données (ou molécules) accumulés, la thésarde (T) est appelée au bureau de sa directrice de recherche (DR). Débute ainsi la seconde phase, celle de la conversation. Nous ne sommes pas encore entièrement certains de comment la conversation avec la DR se déroulera, mais la tentation est forte de voir la DR imposer à T une suite pour diffuser ses recherches. Spécifiquement, la DR imposerait à T de proposer un article à une revue prestigieuse (en accès fermé) avec celle-ci (la DR) comme première auteure.

Suite à cette séquence (qui devient un peu la mission de la joueuse), la seconde phase dure de 8 à 12 minutes. T est appelée à se promener dans un labyrinthe (en réalité, les corridors universitaires) et de parler à d’autres chercheur.e.s ou épier des conversations. Elle pourra aussi effectuer des recherches sur un moteur de recherche pour découvrir des informations sur les personnes ou les objets de son environnement.

L’objectif de cette phase est d’accumuler des objets-connaissance en lien avec sa situation. Nous avons en tête le style de jeu de Zelda lorsque Link se promène dans un village – sauf en plus dynamique (certaines versions de Zelda sont assez fastidieuses dans les séquences de d’exploration de village).

Un des point de cette étape consiste en la découverte des personnages de l’université. Tous sont chercheurs, certes, mais tous n’ont pas le même statut. Les professeurs, par exemple, peuvent être adjoints (en probation qui dure 5 ans, dont timides et serviables pour les profs plus séniors), agrégés (permanents mais encore « juste » des profs) et titulaires (reconnus comme experts par leurs pairs). Nous ne croyons pas avoir recours aux profs émérites (à la retraite). Il y a aussi les post-doctorants (un contrat de 1 à 3 ans où un chercheur est appelé à bâtir son programme de recherche et de développer ses talents d’enseignement en vue de l’obtention d’un poste de prof régulier). Les post-docs jouissent d’une autonomie relative assujettie à une grande précarité. Viennent ensuite les bibliothécaires (comme moi) et les agents de recherche (on risque de les couper ceux-là, ça fait beaucoup de personnages). Outre ces rôles liés à la structure départementale (bureaucratique) universitaire, il y a des rôles fonctionnels liés à la discipline (ou champ de la connaissance). Ainsi, tous les chercheurs peuvent être membre du comité scientiique d’une revue dans un domaine/discipline donné (mais ce rôle est plus probable aux profs ayant un statut plus ancien). Il faudra réfléchir à la distinction/dynamique entre le statut départemental (bureaucratique) et le statut dans une discipline donnée…

Les personnages ont donc un statut à l’université en fonction de leur poste. Nous allons jouer sur les stéréotypes de genre de d’âge pour brouiller les cartes (tiens, est-ce que cet homme d’âge mûr au teint de peau blanc est réellement un prof titulaire ou un bibliothécaire?) et ajouter un élément d’incertitude. C’est que, dans la phase conversation, la joueuse obtiendra des informations contradictoires grâce à ces interactions avec les autres personnages. Par exemple, certainnes pourrait lui dire de ne pas publier dans cette revue… ou de se méfier d’un tel… ou qu’il est plus aviser de proposer une communication à un congrès avant de publier… ou de ne pas mettre le nom du DR sur son article… qui croire? quoi faire?

Quant à la discipline (ou domaine ou champ de la connaissance), c’est plus délicat. Souvent, les chercheurs effectuent leurs travaux au sein de sociétés savantes et nourissent leur discipline de leurs travaux. Il y a plusieurs rôles ou fonctions au sein de sociétés savantes mais le plus important est celui où un chercheur est appelé à évaluer le travail des autres : évaluateur d’un comité scientidique d’une revue; évaluateur des communications à un congrés, etc. On va s’amuser à développer une fausse discipline !

Une autre option à la phase « conversation » consiste à chercher via des outils numériques des informations à propos autres personnages (une telle est sur le comité scientifique de cette revue) ou des objets (quelle est la politique en accès libre de cette revue). Nous pensons à établir de fausses revues et à créer des notices SHERPA/RoMÉO. Nous pensons à créer un faur réseau social pour lister les personnages du jeu.

Finalement, nous arrivons à la troisième et dernière phase, celle de la publication. La joueuse doit effectuer un choix pour la diffusion de sa molécure-texte: quelle avenue choisir; qui lister comme auteur; quoi faire avec la version pré ou post éditée… Il s’agit du moment où la décision est prise et où la partie se termine. Ou pas…

En réalité, il y a une logique de rétroaction basée sur les données générées par une partie du jeu. Nous pensons identifier certaines mesures intrinsèques à la partie et à la joueuse. Par exemple, il sera possible d’accumuler des « mots » (molécule), de l’argent (revenu de contrats de recherche), de l’impact social et des « points citations académique » (réputation, impact académique qui se distingue de l’impact social). Tous les personnages vont avoir un discours (ou message) en lien avec ces mesures. Par exemple, la bibliothécaire portera le message de publier en libre accès, ce qui aura un impact positif sur l’impact social mais pas nécessairement sur les autres éléments de mesure. Les valeurs par défaut de toutes les mesures seront établies lors de la conversation entre T et sa DR.

Une autre idée consiste à proposer à la joueuse d’effectuer une seconde partie. Par exemple, sont texte envoyé à une revue prestigieuse est rejeté et celle-ci doit entamer une nouvelle phase d’écriture (phase 1). La rencontre avec sa DR sera modulée en fonction de son/ses choix précédent(s).

Il serait aussi possible d’accumuler des statistiques (par exemple, via le standard de données COUNTER lié à l’utilisation de ressource électroniques en bibliothèques) sur toutes les parties pour comparer les choix entre les joueuses et, éventuellement, même comparer les institutions! Mais là, ça va nous prendre tout un budget….

In fine, je vous propose nos brouillons établis lors de la réunion hebdomadaire de la semaine dernière:

1. Séquence de jeu:

Sur cette première page (ici-bas), nous identifions les trois grandes phases du jeu et certains personnages. En jaune, à l’instar de la collection de microfiches sur le libre accès, se trouve l’avatar de la joueuse: la thésarde et personnage principal. En noir, divers personnages secondaires (du jeu), des profs titulaires (PT), profs adjoints (PA), des éditeurs de revues (Éd.) et d’autres doctorants (PD).

2. Personnages:

Dans la seconde image (ici-bas), nous explorons la typologie des personnages. Par ailleurs, j’ai tenté de représenter la distinction entre un département universitaire et un champ disciplinaire. Un des rôles de l’université consiste à structurer le travail des chercheurs en départements qui jouent un rôle fonctionnel très typé et lié à la bureaucratie universitaire, tout en permettant assez de latitude pour le développement de disciplines de la pensée (des profs de sociologie ou de cinéma peuvent effectuer de la recherche en ludologie par exemple). Finalement, Constatez vers le bas un plan cartésien à un quadrant, où j’explique le nombre total de doctorants qui « survivent » à un programme à travers le temps. Plusieurs débutent leur programme mais peu se rendent à la soutenance. Je situe le personnage principal du jeu entre l’examen de synthèse (là où le projet de thèse est accepté après la scholarité doctorale) et la soutenance (la fin réelle du programme de doctorat, où le comité de recherche, dont la directrice de recherche est membre, évalue le travail accompli avant que la thèse ne soit acceptée puis diffusée par l’université).

3. Messages des personnages et impacts sur les éléments métriques du jeu, liés à la phase « publication » (troisième) du jeu:

Cette troisième image présente les messages potentiels des personnages du jeu et leur impact (positif, négatif ou neutre) sur les éléments du jeu. Je liste les « objets » du jeu, il y aura probablement uniquement les « avenues de diffusion » pour simplifier les interactions…

Il faut maintenant mieux travailler ce tableau…

LLD

Quelques mots sur la théorie cybernétique

J’avais souvenir d’avoir résumé la théorie cybernétique dans un contexte juridique mais je ne me souvenais pas dans quel endroit. Non, ce n’est pas sur ce blogue (ou mes autres blogues). Non, ce n’est pas dans un courriel sur une liste de diffusion ou à un.e collègue. Non plus dans une conférence… mais où? Après un gros 5 minutes de recherches frénétiques (c’est long chercher quelque chose 5 minutes pour un bibliothécaire), c’est l’épiphanie: Ah oui, dans ma thèse!! (D’ailleurs, je viens de vérifier, elle n’est pas encore diffusée sur le site de Papyrus de l’Université de Montréal…)

 

Voici un copier-coller éhonté de cette section de thèse (titre numéro 2.1.2.2) sur la théorie cybernétique. Je la présente dans la partie 2 de ma thèse, qui traite des théories de la sociologie du droit. Alors, lorsque je parle de la théorie cybernétique ou des théories de Shannon-Weiner se l’information ou de la cybernétique, voici ce que je veux dire :

2.1.2.2  Entropie, information, rétroaction

Il serait impossible de passer sous silence les recherches de Norbert Weiner et surtout sa théorie cybernétique dans une section traitant des systèmes sociaux. En effet, nous proposons ici un sommaire des postulats de cette théorie puis nous identifierons certains intellectuels qui s’en sont inspirés. Comme nous le verrons dans quelques instants, Luhmann fut l’un deux – d’où l’intérêt de ce survol conceptuel, afin de mettre en relief les origines intellectuelles du systémisme luhmannien.

Les penseurs cybernéticiens ont suivi une trajectoire asymptotique influencée par la complexification sociale suite à la Seconde Guerre mondiale. Comme le note Wiener lui-même :

« The notion of the amount of information attaches itself very naturally to a classical notion in statistical mechanics : that of enthropy. Just as the amount of information in a system is a measure of its degree of organisation, so the enthropy of a system is a measure of its degree of disorganisation; and the one is simply the negative of the other. This point of view leads us to a number of considerations concerning the second law of thermodynamics […] We have decided to call the entire field of control and communication theory, whether in the machine or in the animal, by the name Cybernetics » [1]

En parallèle aux travaux de Wiener, il est important de souligner l’apport de Claude Shannon[2]. En effet, ces deux chercheurs ont tous deux travaillé au sein de groupes indépendants où le secret était de mise durant la Deuxième Guerre mondiale : Shannon au décodage de communications de l’ennemi et Weinerà l’optimisation de la balistique. Justement, Gleick[3] précise que Shannon expose l’information comme étant un choix effectué parmi l’ensemble de tous les messages possibles, messages dont le sens n’est pas important. Ce qui compte, c’est la probabilité qu’un message soit choisi parmi l’ensemble de tous les messages possibles. Plus il y a de choix (donc d’incertitudes dans la sélection d’un message précis), plus il y a d’informations et plus il y a entropie. En ce qui concerne l’entropie, Weiner précise que :

 « we are immersed in a life in which the world as a whole obeys the second law of thermodynamics : confusion increases and order decreases.  » [4]

Même si ces chercheurs ont travaillé indépendamment, l’expression «théorie Shannon-Wiever de l’information»[5] se retrouve dans de nombreux textes.

En plus des notions d’entropie et d’information, Wiener précise que la rétroaction constitue la différence entre ce qui est voulu et ce qui est obtenu[6] ou « the property of being able to adjust future conduct by past performance. »[7] Par ailleurs, Wiener tire son inspiration des travaux de Leibniz, qu’il qualifie de « saint patron » de la cybernétique[8].

Céline Lafontaine offre une exploration en profondeur de l’impact de Weiner et de la théorie cybernétique sur divers penseurs des sciences humaines. En effet, cette professeure en sociologie a déposé une thèse doctorale[9] sur le sujet, ainsi qu’un livre[10]. Lafontaine précise que la cybernétique de Wiener se présente :

« comme une science dédiée à la recherche des lois générales de la communication et à leurs applications techniques, la cybernétique a donné lieu à un nombre incalculable de définitions, tantôt axées sur des concepts théoriques, tantôt tournées vers son pragmatisme technologique. L’absence de consensus se dégageant des Congrès internationaux de Namur s’explique, en partie, par le foisonnement des approches épistémologiques et des tendances idéologiques qui s’y ont côtoyées. La force d’attraction conceptuelle exercée par la nouvelle science était alors telle qu’elle a pu dépasser les plus rigides antagonismes politiques. Au paroxysme de la Guerre froide, des scientifiques des deux côtés du Rideau de fer ont partagé l’enthousiasme suscité par ses découvertes. Situation plus ou moins paradoxale lorsqu’on se souvient du contexte militaire au sein duquel est née la cybernétique. Il faut croire que le projet de fabriquer des machines intelligentes et d’organiser la société en fonction des principes de base de l’automation transcendait les clivages idéologiques… »[11]

Lafontaine[12] ajoute que l’entropie se situe au cœur de l’édifice théorique de la cybernétique et en constitue ni plus ni moins qu’une vérité métaphysique. Elle utilise cette citation de Philippe Breton pour l’expliquer :

« Tout système isolé tend vers un état de désordre maximal, ou vers la plus grande homogénéité possible, par le ralentissement puis l’arrêt des échanges en son sein. » [13]

Lafontaine poursuit en indiquant que :

« L’information est un principe physique quantifiable dont on peut mesurer l’efficacité dans un système donné. Le langage binaire permet, sur une base probabiliste, de réduire l’incertitude liée à la transmission d’un message. La nature de ce dernier n’a strictement pas d’importance. […] Reliée au second principe de la thermodynamique, l’information est un facteur d’ordre permettant le contrôle par quantification. On retrouve là les postulats de base de l’informtique. » [14]

Étroitement lié au concept d’information, la rétroaction :

« désigne le processus par lequel celle-ci est assimilée et utilisée afn d’orienter et contrôler l’action. Même si le principe de rétroaction n’est pas une découverte en soi – les Grecs le connaissaient –, Wiener va lui accorder une valeur toute particulière. […] La faculté d’orienter et de réguler ses actions d’après les buts visés et les informations reçues correspond en fait à la définition cybernétique de l’intelligence. C’est elle qui permet le rapprochement entre l’être et la machine. Possédant potentiellement les mêmes capacités d’apprentissage, les machines intelligentes participent au maintient de l’ordre social en assurant son autorégulation rétroactive. » [15]

Puis,

« Devenue un immense système de communication, [la société] n’existe qu’à travers les échanges informationnels entre ses membres. Constamment interrelié à son environnement social, le sujet est, dans cette logique, entièrement tourné vers l’extérieur. […] Discriminant majeur, le principe de rétroaction autorise Wiener à classer les machines intelligentes aux côtés de l’humain au sommet de la hyérarchie cybernétique. Cette valeur octroyée aux « machines intelligentes » prend tout son sens lorsqu’on la resitue dans le cadre du triomphalisme technoscientifique de l’après-guerre.  » [16]

Lafontaine poursuit son exploration du cybernétisme en répertoriant les intellectuels de renom qui ont directement participé aux travaux de Weiner. Un de ceux-ci est Bateson qui puise dans la rétroaction pour élaborer sa théorie de la métacommunication[17], qui mènera à l’école de Palo Alto. Lafontaine démontre comment ces chercheurs ont introduit les théories cybernétiques dans le programme général de santé mentale[18]. Lafontaine précise que la cybernétique a rapidement influencé des intellectuels d’outre-Atlantique :

« C’est par l’entremise du structuralisme qu’elle s’enracinera de manière durable dans la pensée européenne. Encore trop ignorée, cette influance du modèle informationnel sur la pensée française explique en partie la très grande popularité aux États-Unis des Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Deleuze et Derrida. » [19]

Depuis le structuralisme d’après guerre, Lafontaine note l’influence du systémisme sur les intellectuels des années 1970: « Ceci transparait clairement dans l’appellation « seconde cybernétique » par laquelle on désigne souvent les théories de l’auto-organisation.  »[20] Ainsi, Bertalanffy[21], Laszlo[22], Hayek[23], Parsons[24], pour ne citer qu’eux, récupèrent les principes cybernétiques au sien de leurs postulats. Après Parsons, Lafontaine note que Luhmanna été « le chef de file d’une sociologie proprement systémique »[25] et que le systémisme « reprend en les radicalisant les présupposés de la théorie des systèmes autopoïétiques. »[26]

La théorie cybernétique de Wiener représente donc une base conceptuelle sur laquelle repose les efforts de plusieurs chercheurs, dont Luhmann. En effet, les trois éléments cybernétiques, l’entropie, l’information et la rétroaction, enrichissent la théorie générale des systèmes sociaux de Luhmann en proposant une codification plus nuancée de la communication. La théorie cybernétique illustre clairement comment certaines communications dans un système social peuvent mener à l’émergence dans un système social.

[1] Norbert Wiener, Cybernetics; or, Control and communication in the animal and the machine, 2d ed. –, New York :, M.I.T. Press, 1961 , p. 11

[2] C.E. Shannon et W. Weaver, préc., note 120

[3] James Gleick, The information : a history, a theory, a flood, 1st, New York, Pantheon Books, 2011 , p. 219

[4] Norbert Wiener, The human use of human beings : cybernetics and society, London :, Free Association, 1989 , p. 36

[5] Céline Lafontaine, L’empire cybernétique : des machines à penser à la pensée machine : essai, Paris, Paris : Seuil, 2004 , p.36

[6] N. Wiener, préc., note 353, p. 6 « [feedback] It is enough to say here that when we desire a motion to follow a given pattern the difference between this pattern and the actually preformed motion is used as a new input to cause the part regulated to move in such a way as to bring its motion closer to that given pattern. »

[7] N. Wiener, préc., note 353, p. 33

[8] N. Wiener, préc., note 353, p. 12 « If I were to choose a patron saint for cybernetics out of the history of science, I should have to choose Leibniz. The philosophy of Leibniz centers about two closely related concepts – that of a universal symbolism and that of a calculus of reasonning. From these are descended the mathematical notation and symbolic logic of the present day. Now, just as the calculus of arithmetic lends itself to a mechanization processing through the abacus and the desk computing machine to the ultra-rapid computing machines of the present day, so the calculus ratiocinator of Leibniz contains the germs of the machina ratiocinatrix, the reasoning machine. Indeed, Leibniz himself, like his predecessor Pascal, was interested in the construction of computing machines in the mental. It is therefore not in the least surprising that the same intellectual impulse which has led to the development of mathematical logic has at the same time led to the ideal or actual mechanization of processes of thought. »

[9] Céline Lafontaine, Cybernétique et sciences humaines : aux origines d’une représentation informationnelle du sujet, Université de Montréal, 2001

[10] C. Lafontaine, préc., note 357

[11] Id. , p. 26-7

[12] Id. , p. 41

[13] Philippe Breton, L’Utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1995 , p. 32

[14] C. Lafontaine, préc., note 357, p. 45

[15] Id.  289, p. 46

[16] Id. , p. 47-8

[17] Id. , p. 78-80

[18] Id. , p. 86

[19] Id.

[20] Id. , p. 118-9

[21] Id. , p. 119-120

[22] Id. , p. 120-123

[23] Id. , p. 136-7 «  Brièvement, la théorie de Hayek peut se résumer à l’idée que la très grande complexité engendrée par la division du travail et des connaissances annule toute possibilité d’avoir une vision unifiée de la société et donc, par le fait même, de prétendre pouvoir l’orienter politiquement. D’autant plus que, pour Hayek, « l’esprit » n’est qu’une « adaptation à l’environnement naturel et social » qui ne peut, en aucun cas, transcender ses propres conditions de possibilité. » [citation de Hayek, Droit, législation et liberté, t. 1, Paris, PUF, 1980, p. 48]

[24] Id. , p. 132 « L’expression « structuro-fonctionnalisme » par laquelle on désigne généralement son approche ne doit pas masquer la primauté du système dans son modèle de l’action sociale. Le système d’action implique, chez lui, une structure organisationnelle qui permet l’actualisation des fonctions par lesquelles il se maintient et se et se reproduit. Les quatre principales fonctions qu’il identifie (adaptation, poursuite des buts, intégration, latence) confirment à elles seules l’importance qu’il accorde à la notion d’équilibre. À ces quatre fonctions correspondent quatre sous-systèmes (culturel, social, psychique, biologique). Dans l’optique cybernétique, Parsons considère que « le système d’action, comme tout système actif, qu’il soit vivant ou non, est le lieu d’une incessante circulation d’énergies et d’informations. » [citation de Guy Rocher, Talcott Parsons et la sociologie américaine, Paris PUF, p. 74] L’apport de chaque sous-système varie en termes d’énergie et  d’information d’après un principe hiérarchique de contrôle et de régulation. Ce dernier implique une échelle de contrôle allant du système culturel au système social, en passant par le psychisme, pour finalement inclure le système biologique, plus riche en énergie qu’en informations. »

[25] Id. , p. 134

[26] Id. , p. 135

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Ah, oui, ma soutenance de thèse…

Le 15 septembre dernier, j’ai soutenu ma thèse doctorale (dont le texte de ma présentation est disponible ici). Je suis très fier de vous annoncer que le jury a reçu ma thèse avec la mention « très bien » ! Merci aux membre de mon jury et tout particulièrement à Pierre mon directeur de recherche et Vincent, le président de mon jury de thèse, et bien sûr, je salue chaudement tous les membres de mon jury :

Ceux et celles qui me connaissent savent que je respecte le décorum mais je préfère la collégialité et l’informel (une spécialité américaine). Donc, si vous insistez à m’appeler docteur, svp appelez-moi Dr. Droit d’auteur… ou Dr. Copyright!

LLD

Texte de ma soutenance doctorale

Mesdames, messieurs,

Membres du jury de thèse,

Avant toute chose, permettez-moi de souligner que les terres qui nous entourent font partie du territoire traditionnel non cédé des Kanien’keha:ka (dénommés également Mohawks), qui a longtemps servi de lieu de rassemblement et d’échange entre les nations. Je remercie de tout mon cœur les anciens de toutes les nations autochtones pour leur bienveillance.

Je me présente humblement devant vous afin de défendre ma thèse doctorale en droit, en vue de l’obtention du grade de Legum Doctor de l’Université de Montréal.

J’ai débuté mon long parcours en droit en 2004 au certificat, en cours du soir, à notre faculté. Nouvellement embauché comme bibliothécaire à l’Université Concordia, je devais bâtir un programme de recherche en sciences de l’information afin d’obtenir ma permanence à titre de membre du syndicat des professeurs.

À cette époque, nourrit par le feu d’une jeunesse qui s’étiole maintenant, je soupçonnais qu’il était urgent de réparer le droit d’auteur pour sauver les bibliothèque d’un destin numérique incertain. En plus d’études en droit, je me suis impliqué dans une panoplie de comités professionnels sur le droit d’auteur au Québec, au Canada et à l’international. J’ai monté des campagnes d’information, écrit des mémoires à diverses instances parlementaires et j’ai participé à d’innombrables réunions, conférences et autres entrevues. Malgré tous ces efforts, je constatais une lacune, un vide théorique en droit et en bibliothéconomie qui limitait une conceptualisation harmonieuse du droit d’auteur numérique et des bibliothèques.

Éclairé maintenant par une sagesse qui s’est focalisée grâce à vous, je constate que le droit d’auteur n’est pas brisé, mais que les bibliothèques permettent l’émergence de nouvelles normativités dans les systèmes économiques et sociaux d’œuvres numériques protégées par le droit d’auteur. Je suis ici pour défendre cette thèse, suite à ce long cheminement personnel et intellectuel.

D’ailleurs, vous pouvez revivre mon parcours depuis 2005 à travers les 2264 billets versés dans mon carnet de recherche qui est maintenant hébergé par le Centre de recherche en droit public, à l’adresse culturelibre.ca. Le texte de ma soutenance y est d’ores et déjà disponible.

D’ailleurs, pour respecter le décorum de cette assemblée et le ton de ma thèse, je vais poursuivre cet exposé à la 1ère personne du pluriel.

Dans notre thèse, nous nous intéressons aux utilisateurs finaux d’œuvres protégées – et surtout – ceux et celles qui utilisent du contenu numérique protégé par droit d’auteur en bibliothèque. De plus, notre étude se situe à un moment où le numérique introduit de sérieuses pressions sur les régimes du droit d’auteur, pressions qui se manifestent par des technologies nouvelles, la mondialisation des marchés et des revendications sociales en lien avec ces mutations. Nos recherches tombent à point nommé vu les divers litiges en lien avec l’utilisation équitable, dont ceux déposés à la Commission du droit d’auteur ces dernières années, certains ayant été portés en appel jusqu’à la Cour suprême. Plus récemment, évoquons rapidement la qualification du recours collectif lancé par Copibec contre l’Université Laval ainsi que le jugement récent contre l’Université York. Il semble que les parties requérantes invoquent le resquillage des bibliothèques et les placent dans le rôle du truand. Est-ce vraiment le cas ?

Il est primordial de saisir l’importance du numérique dans les collections des bibliothèques universitaires québécoises. Tel qu’indiqué à la figure 2 de la page 196, en 2011-2012, les dépenses totales de toutes les bibliothèques affiliées à des universités membres de l’ancienne CRÉPUQ frisent les 70 millions de dollars, dont environ 77% est alloué à des ressources électroniques. La balance, environ 15 millions de dollars, sert à l’achat de documents papiers, qu’ils s’agissent de livres ou de périodiques. En fait, l’année 2006-2007 est la première année où les bibliothèques québécoises ventilent leurs dépenses en fonction du format, numérique ou papier. À ce moment, les dépenses pour le numérique dépassent déjà les montants consacrés aux documents papier. Le numérique s’impose donc dans les pratiques d’acquisition documentaires des bibliothèques universitaires québécoises. La réalité professionnelle des dernières années en est donc une où le numérique prend la part du lion de nos budgets d’acquisition documentaire. Comment réconcilier cette réalité professionnelle avec les litiges passés et présents ?

Dans notre thèse, donc, nous démontrons que les contrats d’accès ou licences à un corpus d’œuvres numériques négociées par des réseaux de bibliothèques auprès des titulaires mènent à l’émergence de nouvelles normes juridiques – les droits d’accès ou droits d’utilisation – ayant trait avec le droit de mise à disposition numérique ou de communication par télécommunication dans les réseaux numériques, un nouveau droit patrimonial introduit par les réformes du gouvernement Harper en 2012. De plus, nous démontrons que les termes de ces licences chevauchent les exceptions édictées par le législateur, qu’il s’agisse de l’utilisation équitable ou des exceptions spécifiques des établissements d’enseignement. En réalité, les bibliothèques ont articulé leur contrat moral, au sens de l’internormativité de Belley, dans des contrats normalisé – où les clauses contractuelles sont représentées dans des systèmes informatiques comme une série de métadonnées. La fonction de ces informations consiste à habiliter les utilisateurs de ces collections numériques à respecter les normes locales édictées par le droit d’auteur. Qui plus est, les exceptions au droit d’auteur, édictées par le législateur canadien, sont également la manifestation du contrat moral des bibliothèques, dans un autre contexte normatif.

La distinction entre les licences numériques et les exceptions au droit d’auteur se comprennent non pas comme une « frontière » (comme nous l’avions proposé comme objectif secondaire de recherche), mais comme un miroir : les unes étant le reflet des autres et opèrent dans deux sphères juridiques distinctes, celles du positivisme et du pluralisme juridique.

Par le fait même, en plus de la théorisation du rôle des bibliothèques dans les systèmes socioéconomiques du droit d’auteur, nous examinons en profondeur l’épistémologie juridique par le biais de l’analyse économique du droit, surtout dans un contexte de droit privé, ainsi que de la sociologie du droit, surtout par le pluralisme juridique. Nous réconcilions ces deux théories juridiques fécondes grâce à un cadre d’analyse novateur.

Dans un premier temps, la doxa économique, dont l’école néoclassique et néolibérale sont les porte-étendards, met l’emphase sur l’analyse des transactions en vue de la maximisation des valeurs produites par les marchés. Cette approche, dont est empreinte l’analyse économique du droit contemporaine, pose comme exogène à la transaction des facteurs qui nous importent, comme le rôle du droit, de la technologie et des pratiques sociales dans la formation des marchés. Cette lacune épistémologique laisse de côté, entre autres, les externalités et les défaillances de marchés comme étant des variables résiduelles à éliminer des beaux modèles économétriques. C’est justement à l’intérieur de ces valeurs résiduelles qu’opèrent la mission sociale des bibliothèques et des questions qui nous animent. Nous avons dû chercher ailleurs pour résoudre cette lacune de la science économique moderne.

Dans un second temps, la sociologie du droit propose justement une image miroir de plusieurs concepts économiques importants. Les marchés deviennent les systèmes sociaux, la cybernétique et les réseaux. La transaction économique évoque l’interaction. Idem pour les agents économiques et les acteurs sociaux; le capital et le pouvoir; la valeur et la légitimité; les institutions; le risque… En droit, l’internormativité de Belley, qui théorise le chevauchement et l’interaction des normes dans un environnement donné, ainsi que les aires de partage et la gestion des risques des données personnelles de Trudel font émerger le point d’encrage dont nous avons besoin, où le droit harmonise l’économie et la sociologie.

Ainsi, nous avons conjugué les éléments de notre modèle théorique, c’est-à-dire comment notre objet d’étude, les droits patrimoniaux des œuvres numériques protégées par le droit d’auteur, se combinent à nos sujets d’étude, les utilisateurs (ou utilisations) de celles-ci dans une pluralité de cadre juridiques, qu’ils soient privés ou publics. Grâce à ce Cadre d’analyse socioéconomique™ ou CASE™, nous opérationnalisons notre cadre théorique dans le contexte précis du droit d’auteur avec la Matrice Œuvres-Utilisations™ ou MŒU™. Cette matrice se présente comme un tableau, où, d’un côté, les lignes représentent toutes les classes homogènes d’œuvres protégées en ce qui concerne leur statut ou état juridique. De l’autre, les colonnes représentent tous les usages homogènes de celles-ci, encore du point de vue juridique. Chacune ces cellules deviennent l’occasion pour une communauté de se positionner face aux paradoxes et instruments juridiques du monde numérique.

Si le CASE est notre contribution originale en droit, alors le MŒU l’est pour la bibliothéconomie. Dans les deux cas, elle s’applique particulièrement bien dans les contextes numériques, où une pluralité d’objets, de sujets et de cadres juridiques se chevauchent, interagissent et éventuellement, se nuisent. Ils s’inscrivent à la frontière du droit public et privé et offre un bagage théorique pertinent en téléologie juridique, utile pour l’interprétation des lois et des situations complexes.

ANECDOTE : Nous avons testé la CASE et la MŒU en 2014 afin de concevoir un document d’information intitulé Foire aux questions pour le droit d’auteur en milieu scolaire suite à un chantier de deux ans sous l’égide de l’Association pour la promotion des services documentaires en milieu scolaire (APSDS). Travaillant avec un comité de bibliothécaires scolaires, nous avons testé la MŒU pour façonner l’appropriation licite et légitime d’œuvres protégées par le droit d’auteur en milieu scolaire.

En outre, ce cadre théorique, opérationnalisé en cadre d’analyse, nous a enfin permit de répondre à nos objectifs de recherche. La matrice œuvres-utilisations est un outil pour organiser un chantier qui permet d’observer l’émergence de normes dans les systèmes économiques et sociaux d’œuvres numériques protégées par le droit d’auteur.

D’ailleurs, la théorie des communs de Hess et Ostrom ainsi que les travaux de Elkin-Koren et Salzberger sur l’école néoinstitutionnelle dans l’analyse économique du droit confirment, à divers égards, l’intérêt d’harmoniser l’économie et la sociologie par le droit grâce à un cadre théorique et opératoire novateur. Nous appliquons la matrice œuvre-utilisation à un contexte précis, celui des pratiques contractuelles des bibliothèques universitaires québécoises dans l’acquisition de contenu numérique pour leurs collections. (Souvenez-vous de l’importance du numérique dans la constitution de nos collections – le numérique représente les trois quarts de nos budgets.) Plus précisément, nous explorons le cadre juridique d’une classe homogène d’œuvres, les écrits numériques obtenus sous licence par les bibliothèques universitaires au Québec, dans un contexte homogène d’utilisation, celui de la recherche, l’étude et l’enseignement.

Pour ce faire, nous nous basons sur le travail de dépouillement des clauses contractuelles par les bibliothécaires universitaires. En effet, les professionnels de l’information ont coordonné leurs efforts depuis les vingt dernières années pour établir les clauses dirimantes ou les clauses souhaitées aux licences. Ensuite, ils ont bâti des systèmes informatiques pour représenter le contenu de ces licences et faciliter la gestion des services pour la communauté. Certains gabarits de données de licences se sont imposés, dont celui développé par les bibliothèques universitaires en Ontario. Ce schéma de métadonnées se présente comme onze questions dont les réponses ne peuvent être que « oui, » « non, » ou « demander. » Dans ce dernier cas, la licence exige des modalités plus complexe que le simple contexte de la question. Ainsi, une utilisatrice de la collection numérique sous licence peut aisément savoir si elle peut verser un document dans un environnement numérique d’apprentissage, le faire suivre par courriel ou se limiter à utiliser un lien vers ledit document. Un exemple d’une instance de licence est fourni aux Figures 3 et 4 de la page 208.

Afin d’étudier l’émergence de normes, nous avons fait suivre des demandes d’accès à l’information à tous les établissements d’enseignement supérieur du Québec leur demandant de nous faire parvenir toutes les instances correspondant à ce schéma de métadonnées. Nous avons obtenu 761 lignes de données – pour autant de licences – de la part de 5 Universités. Le détail se trouve au Tableau 2 de la page 221. Dans un premier temps, nous avons constaté que les licences négociées en consortium représentent moins de variabilité que celles négociées individuellement. Ainsi, les trois combinaisons de clauses contractuelles les plus populaires regroupent plus de la moitié de toutes les instances de licences négociées en consortium tandis que les trois combinaisons les plus populaires des licences négociées individuellement n’en compte que le tiers. Par ailleurs, il existe 29 combinaisons pour les licences en consortium tandis que celles négociées individuellement offrent 87 permutations. Sans tomber dans une avalanche de statistiques comparatives, nous sommes confiants que le recensement des clauses de ces licences offre une feuille de route pour faciliter la tâche aux titulaires désirant offrir leurs corpus aux bibliothèques universitaires.

Grâce à cette étude, nous tirons trois conclusion.
La première démontre l’importance des métadonnées juridiques dans l’automatisation et l’informatisation des rapports socioéconomiques. En quelque sorte, la représentation du contenu normatif des licences projette et rend accessible avec minutie le cadre juridique applicable dans une situation particulière lorsqu’un individu accède à un document. La création de schéma de métadonnées, le dépouillement de licences et la diffusion des données imposent une institutionnalisation et une instrumentalisation qui est transposable à tant d’autres domaines.

La seconde conclusion confirme la symbiose entre une œuvre numérique et son droit d’utilisation: l’un n’a pas de valeur sans l’autre. Dit autrement, il est clair, suite à notre étude, que tous les documents numériques acquis par une bibliothèque le sont sous licence, où sont précisés les droits d’utilisation. Ainsi, la valeur d’un corpus numérique est directement liée à la présence de documents et de droits. Ce constat laisse songeur quant au rôle de la gestion collective lorsqu’une proportion grandissante des collections des bibliothèques universitaires sont en format numérique, donc sous licence et avec des droits d’accès.

La troisième conclusion concerne le rôle des exceptions dans le contexte des licences. Les exceptions et licences numériques découlent toutes deux du contrat moral des bibliothèques. Notre étude confirme que les licences numériques sont en fait la manifestation de celle-ci en contrat normalisé. Ainsi, les exceptions ne servent pas à éliminer le recours aux licences mais à signaler l’importance de la mission morale des bibliothèques en droit positif. En ce qui concerne le pluralisme, le contrat moral des bibliothèques se voit normalisé et introduit une nouvelle façon de concevoir le rôle des exceptions. En effet, il est plus efficace pour une bibliothèque d’obtenir une œuvre numérique sous licence d’un éditeur que de la numériser elle-même grâce à une exception. Cette conclusion introduit une nouvelle façon de concevoir la relation entre les titulaires et les bibliothèques.

Quels chantiers s’ouvrent à nous suite à ces conclusions?

Dans un premier temps, l’importance des métadonnées juridiques nous incite à réfléchir aux rôles des systèmes informatiques complexes dans la gestion des activités socioéconomiques. Spécifiquement, nous croyons que les cryptomonnaies sont un domaine d’intérêt pour le droit cybernétique en général et le droit d’auteur numérique en particulier.

Ensuite, la symbiose entre l’œuvre numérique et ses droits d’accès sous licence, surtout dans le contexte des bibliothèques, nous incite à approfondir la théorie des communs en droit, surtout dans les systèmes sociaux basés sur les contributions volontaires et les licences libres. En effet, serait-il possible de mieux qualifier ce genre de système socioéconomique en droit civil? Comment pouvons-nous expliciter en droit des échanges à large échelle où il n’y a pas toujours des échanges monétaires? Quels seraient les rôles des bibliothèques dans de tels systèmes ?

Puis, l’introduction de nouvelles conceptualisation du cadre juridique des bibliothèques et du rôle des ententes privées nous incite à explorer les liens entre les théories du design participatif et des jeux avec le pluralisme juridique. Justement, s’il est maintenant possible d’articuler des ententes pérennes, évolutives et flexibles, comment est-ce que le design participatif, le co-design et les jeux peuvent-il renseigner le pluralisme dans l’élaboration de rapports juridiques privés? L’idée, bien sûr, consiste à réfléchir aux cycles de vies des objets et sujets au sein de cadres juridiques afin d’anticiper les externalités et les asymétries de pouvoir pour limiter l’intervention du législateur ou des cours dans les rapports socioéconomiques.

Enfin, notre cadre d’analyse socioéconomique ainsi que notre approche quantitative en droit nous confirme l’importance d’une vision téléologique du droit. De plus, nous avons noté que l’analyse empirique et quantitative du droit comme courant intellectuel et académique est de plus en plus populaire. Nous croyons que le cadre d’analyse socioéconomique serait plus que pertinent pour contribuer à ces chantiers intellectuels nouveau du droit. Spécifiquement, nos travaux sur le projet des dictionnaires en accès libre du Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé à l’Université McGill, ouvrent la porte à une analyse empirique et quantitative du droit. La jurilinguistique est maintenant intimement liée aux algorithmes apprenants et à l’intelligence artificielle. Nous croyons pouvoir adapter notre Cadre d’analyse socioéconomique pour ce sujet brûlant en droit.

Pour conclure, nous croyons que le droit – avec la philosophie, les beaux-arts et la théologie – sont les doyennes des disciplines intellectuelles. Le droit a longtemps tenté de se distinguer de ses vieilles sœurs en revêtant des allures austères et fastidieuses, se repliant tranquillement sur lui-même. L’économie et la sociologie, progéniture du droit nourries par la postmodernité numérique, ont rapidement pris le devant. Il est grand temps que le droit redevienne le point d’encrage entre la sociologie et l’économie, pour focaliser les concepts qui les sous-tendent et pour amener une harmonisation théorique.

Merci.

 

Conférence CultureLibre.ca

Le 15 septembre 2017 à 13h30, aura lieu ma soutenance de ma thèse doctorale

La date de ma soutenance doctorale est le 15 septembre 2017 à 13h30 au local A-3464 (Faculté de droit, Université de Montréal). Son titre est:

Émergence de normes dans les systèmes économiques et sociaux d’oeuvres numériques protégées par droit d’auteur

Mon jury est composé des professeurs suivants:

  • Professeur Vincent Gautrais, Université de Montréal, président-rapporteur
  • Professeur Pierre Trudel, Université de Montréal, directeur de recherche
  • Professeure Pascale Chapdelaine, Université de Windsor, examinatrice externe
  • Professeure Marie Demoulin, Université de Montréal, membre du jury
  • Professeur Nicolas Vermeys, Université de Montréal, membre du jury

Voici le sommaire:

Pris dans le maelström des révolutions technologiques, de la mondialisation et des revendications de divers groupes sociaux, le droit d’auteur édicte tant bien que mal les dispositions qui règlementent les
systèmes économiques et sociaux où transitent les oeuvres protégées. Notre thèse a comme objectif principal de repérer les normes qui émergent des pratiques de développement des collections numériques par les bibliothèques. Un but accessoire consiste à théoriser sur la « frontière » qui sépare le recours aux licences et le recours aux exceptions du droit d’auteur, tel que l’utilisation équitable. Nous articulons notre cadre
conceptuel et analytique autour de la perspective des utilisateurs d’oeuvres numériques protégées par le droit d’auteur.

La première partie de notre thèse traite de notre objet d’étude : l’oeuvre numérique protégée par droit d’auteur. Nous employons l’analyse économique du droit pour articuler deux axiomes intrinsèquement liés à la nature de l’oeuvre. D’une part, l’oeuvre oscille naturellement entre la nature économique d’un droit de propriété, un bien privé, et la conception utilitariste qui se comprend mieux par les biens publics. Nous nommons cette réalité le paradoxe quantique de l’oeuvre. De l’autre, l’oeuvre change d’un état à l’autre grâce à une multitude d’institutions ou moyens édictés par le droit d’auteur, par exemple : les concessions, les limitations et les exceptions. Si nous ordonnons ces dispositions sur une droite formée par le niveau de risque engendré par chaque utilisation, nous obtenons ce que nous nommons le continuum du consentement, où le risque est inversement proportionnel au consentement du titulaire.

La seconde partie de cette thèse considère les sujets de droit : les agents des systèmes sociaux qui utilisent des oeuvres numériques protégées par le droit d’auteur. Nous étoffons notre cadre conceptuel autour  des théories sociologiques du droit, afin d’articuler comment les systèmes sociaux peuvent générer des normes. Pour ce faire, nous puisons dans les nouvelles théories du droit en réseau, de la gestion des risques et de l’internormativité contractuelle. Nous proposons un cadre d’analyse socioéconomique, où se juxtaposent les objets de droit et les sujets de droit. Nous opérationnalisons ce cadre en combinant les éléments de notremodèle dans une matrice oeuvres-utilisateurs où chaque cellule constitue un cadre juridique précis.

La troisième et dernière partie de notre thèse concerne le cadre juridique qui émerge d’un système social particulier, celui des bibliothèques universitaires agissant en réseau grâce à des consortiums d’acquisition.
Nous employons les développements récents en mécanisation et informatisation des rapports contractuels pour analyser le contenu normatif d’une classe de licences d’accès à des oeuvres numériques protégées par droit d’auteur. Les métadonnées représentent le contenu normatif desdites licences et les données d’instances offrent l’occasion d’effectuer des analyses statistiques pour confirmer l’émergence de normes.

Nous concluons que les activités qui mènent à la formation d’ententes d’accès au sein des bibliothèques universitaires au Québec permettent l’émergence de normes dans les systèmes socioéconomiques des oeuvres numériques protégées par le droit d’auteur. Par ailleurs, nous confirmons que ces ententes portent sur des utilisations visées par plusieurs régimes juridiques édictant des exceptions aux droits d’auteur. Nous croyons qu’il s’agit d’un exemple où les institutions emploient des moyens économiques et sociaux pour dépasser le simple cadre juridique édicté par le droit d’auteur et qui vise l’établissement d’un ordre basé sur un contrat social lié à la mission des bibliothèques.

Je diffuserai ma thèse par Internet suite à ma soutenance.