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Lecture de « petite poucette » de Michel Serres 2012 (mais lecture de la réédition de 2017)
Olivier Charbonneau 2018-10-24
En passant par ma bibliothèque municipale, je suis tombé sur la réédition de 2017 chez Éditions de Noyelle / France Loisir du livre Petite Poucette [initialement chez Le Pommier en 2012] du philosophe et professeur à Standford University, Michel Serres. Une lecture rapide mais exigeante explorant les mutations qu’ont pu vivres les jeunes à travers les yeux perçants de quelqu’un au long parcours.
L’auteur divise son oeuvre en trois: la première partie présente ce que peut vivre Petite Poucette et comment cela façonne sa perception de la réalité. Ensuite, l’auteur expose comment cette perception s’applique à l’école, surtout lorsque l’on peut retrouver toute information à la pointe des doigts – dans ce cas-ci, on peut réellement parler d’information digitale. La dernière partie traite de la société au sens large et c’est là que j’ai déniché des perles…
Un des thèmes proposé par Serres concerne le renversement de la présomption d’incompétence, intertitre d’une section de sa troisième partie sur la société:
Utilisant la vieille présomption d’incompétence, de grandes machines publiques ou privées, bureaucratie, médias, publicité, technocratie, entreprises, politique, universités, administrations, science même quelquefois…, imposent leur puissance géante en s’adressant à des imbéciles supposés, nommés grand public, méprisés par les chaînes à spectacle. En compagnie de semblables qu’ils supposent compétents, et, de plus, pas si sûr d’eux-mêmes, les Petits Poucets, anonymes, annoncent, leur voix diffuse, que ces dinosaures, qui prennent d’autant plus de volume qu’ils sont en voie d’extinction, ignorent l’émergence de nouvelles compétences. Que voici (p. 66)
Soulignant maintenant l’émergence de voix, de brouhaha collectifs par le biais de médias sociaux, Serres recentre le rôle du Petit Poucet par rapport à l’expert, être voué à disparaître:
Le collectif, dont le caractère virtuel se cachait, peureux, sous la mort monumentale, laisse la place au connectif, virtuel vraiment. (p. 67)
Relatant son parcours personnel, jadis épistémologue (qui « étudie les méthodes et les résultats de science), Serres précise:
Alors que je ne prétends plus à cette discipline, tout le monde aujourd’hui devient épistémologue. Il y a présomption de compétence. Ne riez pas, dit Petite Poucette: quand ladite démocratie donna le droit de vote à tous, elle dut le faire contre ceux qui criaient au scandale qu’on le donnât, de manière équivalente, aux sages et aux fous, aux ignorants et aux instruits. Le même argument revient. (p. 67-8)
Que sont devenues les institutions de jadis?
Pour la première fois sans doute de l’histoire, le public, les individus, les personnes, le passant appelé naguère vulgaire, bref Petite Poucette, pourront et peuvent détenir au moins autant de sagesse, de science, d’information, de capacité de décision que les dinosaures en question, dont nous servons encore, esclaves soumis, la voracité en énergie et l’avarice en production. […] Voilà pourquoi ce livre titre: Petite Poucette. Il touche aussi les cultures, puisque la Toile favorise la multiplicité des expressions et, bientôt, la traduction automatique, alors que nous sortons à peine d’une ère où la domination géante d’une seule langue avait unifié dires et pensées dans la médiocrité, en stérilisant l’innovation. (p. 68-9)
Serres note une complexification croissante de la société.
Or, je le répète, l’histoire des sciences connaît le décrochement qui s’ensuit de ce type de croissance. Lorsque l’ancien modèle de Ptolémée eut accumulé des dizaines d’épicycles qui rendaient illisible et compliqué le mouvement des astres, il fallut changer la figure : on déplaça vers le soleil le centre du système et tout redevint limpide. Sans doute, le code écrit d’Hammourabi mit fin à des difficultés sociojuridiques tenant au droit aural. Nos complexités viennent d’une crise de l’écrit. Les lois se multiplient, enfle le Journal officiel. La page se trouve à bout de course. Il faut changer. L’informatique permet se relais. (p. 72)
Faisant l’éloge de la « vitesse électronique » (p. 72), Serres poursuit:
Que la complexité ne disparaisse pas ! Elle croît et croîtra parce que chacun profite du comfort et de la liberté qu’elle procure ; elle caractérise la démocratie. Pour réduire le coût, il suffit de le vouloir. Quelques ingénieurs peuvent résoudre ce problème en passant au paradigme informatique, dont la capacité conserve et même laisse croître le simplexe, mais le parcourt vite, supprime donc, je le répète, files ou bouchons et gomme les chocs. (p. 72-3)
Par files et bouchons, Serres fait référence aux files des guichets de services et les bouchons de circulation. Il introduit à ce stade-ci un concept central de la thèse du livre, celui de l’importance des données:
Petite Poucette – individu, client, citoyen – laissera-t-elle indéfiniment l’État, les banques, les grands magasins… s’approprier ses données propres, d’autant qu’elles deviennent aujourd’hui source de richesse ? Voilà un problème politique, moral et juridique dont les solutions transforment notre horizon historique et culturel. Il peut en résulter un regroupement des partages socio-politiques par l’avènement d’un cinquième pouvoir, celui des données, indépendant des quatre autres, législatif, exécutif, judiciaire et médiatique. (p 73)
Ce dernier passage est particulièrement inspirant. D’ailleurs, les pages qui suivent sont d’une richesse inouïe, qui versent dans la théorie cybernétique sans la nommer. Serres revisite la distinction, classique en France et ailleurs, entre les disciplines intellectuelles, racines d’innombrables structures socioéconomiques. Ainsi, il explore la distinction entre celles-ci: « lettres, sciences, droit et médecine-pharmacie » (p. 74) où la première « chantaient l’égo, le je personnel, l’humain de Montaigne, ainsi que le nous des historiens, linguistes et sociologues » tandis que les secondes « énonçaient des lois générales, voire universelles » – mais le droit et la médecine sont d’un autre ordre:
Mis tous deux en tiers, la médecine et le droit accédaient ensemble, peut-être sans le comprendre, à une manière de connaître qu’ignoraient les sciences et les lettres. Unissant le général et le particulier, naquit, dans ces facultés juridiques et médicales, un tiers sujet… l’un des ancêtres de Petite Poucette. (p. 74)
La capacité de Petite Poucette à manipuler ses bidules et « maîtriser des pouces boutons, jeux et moteurs de recherche » (p. 75-6),
[Petite Poucette] déploie sans hésitation un champ cognitif qu’une part de la culture antérieure, celle des sciences et des lettres, a longtemps laissé en jachère, que l’on peut nommer «procédural». […] En passe de concurrencer l’abstrait de la géométrie aussi bien que le descriptif des sciences sans mathématiques, ces procédures pénètrent aujourd’hui le savoir et les techniques. Elles forment la pensée algorithmique. (p. 76)
De plus,
L’objectif, le collectif, le technologique, l’organisationnel… se soumettent plus, aujourd’hui, à ce cognitif algorithmique ou procédural qu’aux abstractions déclaratives que, nourries aux sciences et aux lettres, la philosophie consacre depuis plus de deux millénaires. (p. 77)
En effet, cette émergence de de l’algorithme ou de la procédure n’a rien de nouveau. Serres invoque les travaux de Pascal et Leibniz pour souligner son origine :
Formidable mais alors discrète, cette révolution passa inaperçue des philosophes, nourris aux sciences et aux lettres. Entre formalité géométrique – les sciences – et la réalité personnelle – les lettres – advenait, dès cette époque, une nouvelle cognition des hommes et des choses, déjà prévue dans l’exercice de la médecine t du droit, tous deux soucieux de réunir juridiction et jurisprudence, malade et maladie, universel et particulier. Émergeait là notre nouveauté. (p. 77-8)
Et c’est là que la thèse de Serres déploie tout sons sens pour mes recherches: « La nouvelle victoire de ces vieilles procédures vient de ce que l’algorithmique et le procédural s’appuient sur des codes » (p. 78). Justement, le code persiste dans les vieilles disciplines (droit, médecine, pharmacie) et les nouvelles (biochimie, théorie de l’information, nouvelles technologies) car elles « s’en emparent, et, de là, le généralisent au savoir et à l’action en général. » (p. 78)
Jadis et naguère, le vulgaire n’entendait goutte aux codes juridiques, ni à ceux des médicaments ; ouvert ou fermé, leur écriture pourtant affichée ne restait lisible qu’aux doctes. Un code ressemblait à une pièce à deux côtés, poli ou face, contradictoires : accessible et secret. Nous vivons depuis peu dansla civilisation de l’accès. Le correspondant linguistique et cognitif de cette culture y devient le code, qui le permet ou l’interdit. Or justement le code institut un ensemble de correspondances entre deux systèmes à traduire l’un dans l’autre, il possède les deux faces dont nous avons besoin dans la circulation libre des flux dont je viens de décrire la nouveauté. Il suffit de codes pour préserver l’anonymat en laissant libre l’accès. (p. 79)
Serre propose, par exemple, l’ADN comme exemple de ce code qui est à la fois ouvert et fermé.
Médecine et droit nourrissaient depuis longtemps cette idée de l’homme comme code. Le savoir et les pratiques la confirment aujourd’hui, dont les méthodes utilisent procédures et algorithmes ; le code fait naître un nouvel ego. Personnel, intime, secret ? Oui. Générique, public publiable ? Mieux, les deux: double, je l’ai déjà dit du pseudonyme. (p.80)
Je ne peux m’empêcher que je m’insère directement dans cette veine : ce carnet de recherche, ce billet, ma démarche témoigne de ma démarche intellectuelle, un fragment public de mes intérêts secrets.
Entre données et algorithme (ou procédure) naît Petite Poucette et ce paradigme nouveau pour redéfinir ce simplex de la société que l’on ne sait pas encore observer. Serres a su mettre en mots et faire l’éloquente dissection, dans Petite Poucette, de ce qui anime mon programme intellectuel depuis le début de ma carrière. Qui sera ce Ptolémée contemporain qui ajustera la doctrine pour enfin apercevoir le chemin tracé vers l’avenir ?