Le droit souple à l'assaut des bibliothèques
J’ai mentionné le droit souple il y a quelques jours suite à une réflexion sur la Loi sur les compétences municipales où j’évoquais la publication d’une grosse étude du Conseil d’état du gouvernement français.
Puisque l’étude est en format papier uniquement, et bien, j’ai sorti ma carte de crédit pour en acheter une copie pour la recevoir par la poste. Ça fait sourire, vive la vieille France. (il faut dire que l’étude sera probablement diffusée dans quelques mois en PDF dans le rapport annuel dudit Conseil).
Enfin, j’ai lu (ok, parcouru, parce qu’il y est question de plusieurs points obscurs de droit administratif Français et que là, j’ai pas beaucoup d’intérêt et encore moins de temps pour cela). Je suis agréablement surpris par cet excellent rapport qui couvre la question d’un point de vue ouvert et novateur. Surtout, j’aime les cadre référentiels et conceptuels offerts par les auteurs pour appréhender le droit souple.
Justement, le droit souple comprend trois dimensions, à la p. 61 :
il parraît possible de définir le droit souple comme l’ensemble des instruments réunissant trois conditions cumulatives :
– ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ;
– ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ;
– ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit.
Le droit souple doit répondre aux «tests» de l’utilité, l’effectivité et de la légitimité (pp. 136-8) avant que l’État y ait recours. Outre son rôle dans le cadre de la gestion et des aléas de l’État, les auteurs notent son rôle dans la gestion d’internet et de certaines questions du droit du web. Par exemple, il est question de l’ICANN (p. 92, reprenant: P. Jacob, «La gouvernance de l’Internet du point de vue du droit international public», in Annuaire français du droit international, no 56, 2010, p. 546-563) et de la vie privée dans Internet (la Commission nationale de l’informatique et des libertés y signe une contribution pp.239-246) ainsi que des normes techniques facultatives (l’AFNOR y signe également un texte sur le recours aux normes techniques dans la législation pp. 275-290).
Il semble que l’État ait recours au droit souple sans le savoir : «Tel M. Jourdain, l’État en France a durant plusieurs décennies fait de la «soft law» sans le savoir, et lui a même donné une place centrale» (p. 32). Comme quoi le Québec fait de la prose lui aussi, il me semble que cette stratégie règlementaire suit son cour dans la belle province.
L’intérêt du droit souple est simple : il invite le citoyen à comprendre la dynamique législative vers laquelle la société semble tendre actuellement – qui ne voit pas l’enjeux néolibéral dans le droit souple, celui d’inviter les agents économiques dans le bal juridique ? En fait, le droit souple est un moyen de comprendre que le système juridique, ses lois et ses codes, ne sont pas nécessairement la source de la réponse à nos interrogations normatives.
Si vous vous êtes rendus jusqu’ici, vous voulez sûrement des exemples. Je me suis mis à réfléchir à des exemples où le droit souple s’invite dans l’univers des bibliothèques – en faisant la vaisselle, dans la douche, au lieu d’écrire ma thèse… alors voici :
1. Le droit d’auteur et l’utilisation équitable
Combien de fois est-ce que je me suis fait demander « est-ce que j’ai le droit de… » dans le contexte du droit d’auteur ? Et, invariablement, je propose ma méthodologie pour permettre au citoyen d’elle-même trouver sa propre réponse (il faut dire que je l’aie changée un peu depuis, mais ce n’est pas important pour le moment).
Constatez que vous avez le choix d’encourir du risque si vous optez pour l’utilisation équitable. Vous avez aussi l’option « sans-risque » d’avoir recours à une licence ou un contrat. L’ironie est que le droit d’auteur, du point de vue de l’utilisateur d’une oeuvre protégée, semble se comporter comme du droit souple.
La réponse à vos questions concernant le droit d’auteur ne se trouve pas à l’intérieur de son code normatif, mais repose plutôt en amont, dans la compréhension de votre situation et d’un choix d’un des multiples chemins à suivre, tous édictés par le droit d’auteur.
Enfin une analogie simple appuyée par un cadre conceptuel robuste pour expliquer cette dynamique aux collègue ! Je dois avouer que pour ma thèse, j’emprunte un léger détour par les théories de certains sociologues juridiques allemands, notamment Luhmann et Teubner, auxquels j’ajoute l’internormativité contractuelle de Belley pour atteindre sensiblement au même effet. Mais ça, c’est déjà une autre histoire.
2. La Loi sur les compétences municipales
Je l’ai évoqué dans ce billet où je laisse un peu trop de place à la jérémiade. L’Assemblée nationale a modifié le contenu des lois municipales et ce genre de situation semble être du droit souple.
On simplifie la loi, y enlève de la spécificité, mais cela ouvre la porte à des normes techniques, comme celles proposées par l’ASTED: Bibliothèque d’aujourd’hui : Lignes directrices pour les bibliothèques publiques du Québec.
Le Ministère de la culture et des communications se dégage de la responsabilité de les édicter mais offre à un groupe légitime d’émettre des normes utiles et effectives (qui de mieux placés que le milieu lui-même pour édicter ses propres normes ?)
D’ailleurs, je suis très heureux de voir que les normes des bibliothèques publiques de l’ASTED sont en accès libre en format PDF et XLS sur Internet!!
3. Clauses contractuelles pour les ressources électroniques
Le droit souple laisse le champ libre à la négociation contractuelle entre les concernés sans l’intervention de l’état. Libre à nous de nous débrouiller à l’intérieur d’un cadre normatif relativement libre de contraintes formelles.
C’est pourquoi le milieu du libre a choisi de «respecter l’esprit de la loi 51» dans la mise en oeuvre de l’accès aux livres électroniques dans les bibliothèques publiques. C’est pourquoi aussi les bibliothèques universitaires jouent au chat et à la souris avec les éditeurs académiques à travers des clauses contractuelles des licences d’accès mais aussi du mouvement de l’accès libre…
Il s’agit aussi d’un contexte où la technologie évolue trop rapidement et où le législateur aura peut-être l’opportunité de s’inviter mais qui, pour le moment, laisse les acteurs se débrouiller tout seuls…
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Et bien, c’est simple : si nous acceptons l’argument que nous sommes envahis par le droit souple, il faut au minimum comprendre sa feuille de route pour sortir du bois.
Il faut documenter nos pratiques ainsi que les écueils auxquels nous nous butons dans l’articulation de nos missions (licence d’accès trop restrictive; pratiques commerciales abusives; usages sociaux non-commerciaux de la culture; etc.).
Il faut se rallier en communautés de pratique afin de partager cette information.
Il faut agir pour articuler ces réalités en droit souple (normes techniques, politiques institutionnelles, cadres volontaires, pratiques exemplaires…) afin d’atteindre le triptique de l’utilité-efficience-légitimité.
Et le tout doit suivre un dialogue ouvert, collaboratif et intelligent.
Tiens, c’est très Web 2.0 tout ça 😉
Ce contenu a été mis à jour le 2013-11-29 à 11 h 05 min.