Préservation du multimédia : est-ce que la recherche est une «utilisation équitable» ?
La conférence d’Olivier Charbonneau, rédacteur en chef de CultureLibre.catenue hier au Laboratoire NT2 traitait de la question du droit d’auteur quant à la préservation de matériel multimédia dans le cadre des opérations d’un centre de recherche universitaire sur les nouvelles formes de «textualités». La présentation a suscité beaucoup de discussions, dont nous désirons revisiter certains éléments à tête reposé. Par ailleurs, le fichier de la présentation « Préservation, multimédia et droit d’auteur» est disponible via le dépôt institutionnel de l’Université Concordia.
AVERTISSEMENT: ce qui suit ne s’applique pas à vous. Il s’agit d’une réflexion personnelle, diffusée pour des fins de discussion et d’échange, sur une question théorique simplifiée afin d’illustrer quelques concepts du droit d’auteur. Il ne s’agit pas d’une opinion juridique mais de l’opinion peut-être fausse du rédacteur de ce carnet de recherche, Olivier Charbonneau. Il est bibliothécaire professionnel et chercheur uniquement. Veuillez consulter un avocat pour avoir l’heure juste si vous avec une question qui vous concerne.
Sommairement, la question centrale de cette présentation consiste à explorer les mécanismes juridiques prévus au droit d’auteur pour opérer des copies pour des fins de préservation d’œuvres multimédias pour les fins du centre de recherche. En effet, la préservation du patrimoine numérique s’opère généralement selon trois étapes : (1) la capture ; (2) le traitement ; et (3) la diffusion de l’œuvre. Il est possible de voir que ces trois étapes impliquent des droits réservés au titulaire du droit d’auteur, tel qu’édicté par l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur. Ainsi, il est nécessaire de réfléchir aux mécanismes qui permettent d’opérer un tel usage.
Il s’agit d’une excellente occasion d’appliquer notre méthodologie du droit d’auteur:
De CultureLibre.ca |
Première option: Demander la permission pour chaque copie de préservation
À priori, cette option permet d’écarter tout risque (juridique, politique, médiatique…) associé à la numérisation. Un titulaire pourrait prétendre qu’une copie de préservation est une copie et que le droit de reproduire une œuvre lui est réservé selon la loi. Le centre de recherche peut donc décider de toujours demander la permission pour préserver une copie d’une œuvre multimédia, à défaut de pouvoir «posséder» un exemplaire de l’œuvre (comme acheter une version CD-Rom d’un site artistique, par exemple).
L’expérience professionnelle, telle que compilée d’une manière anecdotique par votre humble carnetiste, indique que trois scénarios surviennent lorsqu’on demande permission au créateur ou au titulaire légitime du droit d’auteur. Soit que le créateur ou le titulaire légitime du droit d’auteur (1) refuse la demande, soit qu’il ou elle donne son (2) consentement, à titre (2.1) gratuit ou (2.2) onéreux, soit qu’il ou elle (3) ne répond jamais et que la seule réplique est le silence. Parfois, les frais sont si dispendieux (option 2.2) et l’opportunité de négocier se pose difficilement, que l’acceptation à titre onéreux équivaut à un refus à toute fin pratique.
Il serait possible d’écrire longuement à propos de la tragédie de cette situation, mais le point central est que dans certains cas, l’alternative de demander permission se solde soit par un refus formel, soit par une situation qui laisse présager un refus tacite. La question devient : est-ce que l’usage visé (numérisation pour des fins de recherche) est opposable au consentement du créateur ou du titulaire légitime du droit d’auteur ? En quel mesure est-ce que cet usage devient légitime ?
Nous en arrivons donc à l’utilisation équitable comme seconde option.
Deuxième option: revendiquer son droit à l’utilisation équitable
La Cour suprême du Canada, dans le jugement unanime CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, (2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339), pose un cadre d’analyse utile à employer pour justifier le recours au droit à l’utilisation équitable. En fait, la Cour indique qu’il convient d’analyser la situation en vertu de six facteurs [paragraphes 54 et suivants] :
(i)Le but de l’utilisation
(ii)La nature de l’utilisation
(iii)L’ampleur de l’utilisation
(iv)Solutions de rechange à l’utilisation
(v)La nature de l’oeuvre
(vi)L’effet de l’utilisation sur l’oeuvre
À ce point, nous devons retenir nos impulsions rhétoriques ou herméneutiques à appliquer ce cadre conceptuel à une situation théorique. Après tout, nous ne désirons pas tomber dans ce qui constituerait un avis juridique.
Ceci dit, il convient de rappeler que la Cour suprême a indiqué qu’un avocat copiant des extraits limités de traités de droits pour servir un client constitue une utilisation équitable en vertu de l’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur, même s’il s’agit d’une activité que l’on qualifie de commerciale. Par ailleurs, une bibliothèque, archive ou musée peut effectuer l’usage équitable pour un de ses usagers si cet usage est équitable en vertu de l’article 30.2 alinéa (1) (voir le jugement CCH aux paragraphes 61 à 73).
Il est primordial de préciser que les services de la bibliothèque en lien avec l’utilisation équitable étaient balisés dans le cadre d’une politique qui précisait ce qui est «équitable» et ce qui ne l’est pas ( voir le jugement CCH au paragraphe 61). L’établissement d’une telle politique est une étable préalable nécessaire au développement d’un service institutionnel en lien avec l’utilisation équitable.
Par ailleurs, il convient de se questionner sur le sens du terme «recherche» dans ce contexte-ci. Selon ce que nous précise GINGRAS (p. 31, voir bibliographie ci-bas), la recherche scientifique impose au chercheur que ces résultats peuvent être reproduits par un autre chercheur si la même méthodologie est appliquée dans les mêmes circonstances. Ainsi, que l’approche soit inductive ou déductive, un autre chercheur doit avoir accès aux mêmes données pour reproduire les expériences. Ainsi est l’impératif scientifique de la recherche. Alors, la question se pose, est-ce que l’impératif de la reproductibilité de la recherche scientifique est suffisant pour valider une préservation d’une œuvre multimédia en lien avec le droit à utilisation équitable (et donc, une politique formelle qui en précise les limites) sans le consentement du créateur ou du titulaire légitime du droit d’auteur ?
Un dernier point à ce stade. Plusieurs prétendent que dès qu’une possibilité de fixer une licence existe, il est nécessaire de retenir cette option. À ce sujet, nous proposons les mots de la Cour suprême dans CCH
[Paragraphe 70] La possibilité d’obtenir une licence n’est pas pertinente pour décider du caractère équitable d’une utilisation. Tel qu’il est mentionné précédemment, l’utilisation équitable fait partie intégrante du régime de droit d’auteur au Canada. Un acte visé par l’exception au titre de l’utilisation équitable ne violera pas le droit d’auteur. Si, comme preuve du caractère inéquitable de l’utilisation, le titulaire du droit d’auteur ayant la faculté d’octroyer une licence pour l’utilisation de son œuvre pouvait invoquer la décision d’une personne de ne pas obtenir une telle licence, il en résulterait un accroissement de son monopole sur l’œuvre qui serait incompatible avec l’équilibre qu’établit la Loi sur le droit d’auteur entre les droits du titulaire et les intérêts de l’utilisateur.
Troisième option: les exceptions
Quelques exceptions pourraient éventuellement s’appliquer, dont l’exception pour gestion et conservation de collections en vertu de l’article 30.1 de la Loi sur le droit d’auteur. Nous pourrons nous étendre longuement sur l’application de cette exception entre autre, mais précisons simplement ce moyen supplémentaire.
Pistes de solutions
En conclusion, un avocat visant à poser un avis juridique (ou un fonctionnaire diligent mettant en place ce service) devra recenser les usages de la numérisation précis (par exemple: la capture, les copies de traitement et la diffusion selon des modalités technologiques précises, dont la résolution des fichiers préservés et l’accessibilité limité à ceux-ci) vis-à-vis chaque type d’œuvre (CD-Rom, site Internet sans licence d’utilisation, termes de la licence d’utilisation le cas échéant, fichier numérique dans un format particulier, etc). Grâce à cette matrice, il sera possible de définir quels usages de chaque type d’œuvres (les «cellules» de la matrice) pourraient êtres équitables (selon un impératif scientifique dans le cadre de la recherche par exemple) et dans quels cas il faut demander permission. Par ailleurs, le refus, le silence ou l’avarice du titulaire pourraient nourrir l’argumentaire en faveur de l’usage équitable.
Mais ceci ne constitue que notre propre réflexion théorique dans un contexte de discussion et d’échange d’idées en lien avec une pratique professionnelle en documentation et en sciences de la documentation.
BIBLIOGRAPHIE
François-Pierre GINGRAS, « La sociologie de la connaissance », dans Benoît GAUTHIER (dir.), Recherche sociale – De la problématique à la collecte des données, Presses de l’Université du Québec, 1997, pp. 19-48