Intermède : le réseau dans ma thèse (jour 4)
J’ai l’énorme privilège de participer à l’École thématique CNRS sur l’Analyse de réseaux et complexité.
Ce matin, jeudi, j’ai pris 15 minutes de retard (juré!) car j’ai bouquiné au tabac du très sympathique village de Cargèse, il y avait une chouette sélection de bandes dessinées corses, alors j’ai manqué le début de la première session. En guise d’intermède, je vous balance la moitié de la 2e partie de ma thèse, où je traite du concept des réseaux du point de vue de la sociologie du droit. Pour lire l’ensemble de celle-ci, vous pouvez la télécharger depuis l’archive institutionnelle de l’Université de Montréal: Émergence de normes dans les systèmes économiques et sociaux d’oeuvres numériques protégées par droit d’auteur par Olivier Charbonneau
2.1.2.3 Le pouvoir communicationnel, vers les réseaux
[202] À la théorie des systèmes sociaux de Luhmann, nous désirons juxtaposer certaines autres théories des sciences sociales et juridiques afin de mieux conceptualiser notre problématique. Les réseaux jouissent d’une certaine popularité depuis quelques années et représentent une structure sociale flexible et puissante pour représenter des réalités à étudier379. Le paradigme du réseau n’est pas étranger à la sociologie. Les critiques380 des réseaux les opposent à l’arbre, une structuration hiérarchique et centralisée et note que l’émergence de ce concept n’est pas si contemporain que l’on pense. Par contre, nul ne peut nier l’engouement récent pour le concept de réseau dans plusieurs domaines, dont la sociologie.
[203] Sur le thème de la communication dans les systèmes sociaux et des réseaux en particulier, il est impossible de passer sous silence les travaux de Manuel Castells381. En effet, ce chercheur américain d’origine espagnole précise que :
« Power is primarily exercised by the construction of meaning in the human mind through processes of communication enacted in global/local multimedia networks of mass communication, including mass self-communication. Although theories of power and historical observation point to the decisive importance of the state’s monopoly of violence as a source of social power, I argue that the ability to successfully engage in violence or intimidation requires the framing of individual and collective minds. » 382
379 DUNCAN J. WATTS, «The “New” Science of Networks», (2004) 30 Annual Review of Sociology 243 380 PIERRE MUSSO, Critique des réseaux, Presses Universitaires de France, 2003
381 MANUEL CASTELLS, Communication power, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2009
382 Id. , p. 416
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[204] Le rôle de la communication pour Castells est de servir de vecteur aux acteurs d’un réseau pour tisser des liens ou des relations de pouvoir. Mais la théorie de Castells, quoique importante du point de vue du paradigme de la communication, nécessite l’introduction du concept du réseau. Le réseau est une forme ou manifestation particulière d’un système social.
[205] Manuel Castells a longuement réfléchit à l’émergence des réseaux383 dans nos société dans son opus du début du 21e millénaire. Comme le note Webster :
«Castells argues that we are undergoing a transformation towards an ‘information age’, the chief caracteristic of which is the spread of networks linking people, institutions and countries. There are many consequences of this, but the most telling is that the network society simultaniously heightens divisions while increasing integration of global affairs. Castells’s concern is to examine ways in which globalization integrates people and processes and to assess fragmentations and disentagrations. » 384
[206] Justement, dans sa trilogie de la société en réseau, Castells affirme que la structure sociale du réseau offre une nouvelle façon de concevoir la réalité contemporaine, particulièrement dans un contexte hautement numérique. Il définit les réseaux comme suit :
« Networks constitute the new social morphology of our societies, and the diffusion of networking logic substantially modifies the operation and outcomes in processes of production, experience, power, and culture. […] A network is a set of interconnected nodes. A node is the point at which a curve intersects itself. What a node is, concretely
383 MANUEL CASTELLS, The Internet galaxy : reflections on the Internet, business, and society, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2001
384 FRANK WEBSTER, Theories of the information society, 3rd, New York, Routledge, 2006 , p. 101-2
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speaking, depends on the kind of concrete network of which we speak. » 385
[207] Les réseaux peuvent émerger dans différentes sphères et Castells précisent que la :
« new economy is organised around global networks of capital, management, and information, whose access to technological know- how is at the roots of productivity and competitiveness. » 386
[208] Les réseaux, toujours selon Castells, constituent un changement qualitatif dans l’expérience humaine. La culture, longtemps dominée par la nature, a su assoir son emprise sur celle-ci suite à la Révolution industrielle. Suite à l’émergence des réseaux, nous débutons une troisième ère387, que certains nomment la société postindustrielle388. Il s’en suit donc que l’information, et la communication de celle-ci, devient le facteur déterminant dans l’analyse de la société en réseau.
[209] Du point de vue de la culture, Castells spécifie que :
« cultures manifest themselves fundamentally through their embeddedness in institutions and organizations. By organizations, I understand specific systems of means oriented to the performance of specific goals. By institutions I understand organizations invested with the necessary authority to perform some specific tasks on behalf of societies as a whole. » 389
385 MANUEL CASTELLS, The rise of the network society, 1, Oxford ; Malden, MA, Wiley-Blackwell, 2010 , p. 500-1
386 Id. , p. 502
387 Id. , p. 508
388 DANIEL BELL, The coming of post-industrial society : a venture in social forecasting, London, Heinemann Educational, 1974
389 M. CASTELLS, préc., note 385 p. 163-4
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[210] Cette distinction entre organisation et institution rappelle le processus de légitimation en démocratie de Habermas que Castells390 cite directement. En fait,
« the institutions of the state and, beyond the state, the institutions, organisations, and discourses that frame and regulate social life are never the expression of « society, » a black box of polysemic meaning whose interpretation depends on the perspective of social actors. They are crystallized in power relationships […] that enable actors to exercise power over other social actors in order to have the power to accomplish their goals. » 391
[211] Voilà l’intérêt global de l’approche de Castells :
« Actors produce the institutions of society under the conditions of the structural positions that they hold but with the capacity (ultimetaly mental) to engage in self-generated, purposive, meaningful, social action. This is how structure and agency are integrated in the understanding of social dynamics, without having to accept or reject the twin reductionisms of structuralism or subjectivism. This approach is not only a plausible point of convergence of relevant social theories, but also what the record of social research seems to indicte. » 392
[212] Castells offre donc une critique et une contextualisation du structuralisme, dont Luhmann est un théoricien. Castells cherche à souligner que :
« power is not located in one particular social sphere or institution, but it is distributed throughout the entire realm of human action. Yet, there are concentrated expressions of power relationships in certain social forms that condition and frame the practice of power in society at large by enforcing domination. Power is relational, domination is institutional. » 393
[213] Ironiquement, les réseaux nécessitent certaines technologies. Ils dépendent aussi de la maturité sociale des sociétés industrialisées, voire
390 M. CASTELLS, préc., note 381, p. 12 391 Id. , p. 14
392 Id.
393 Id. , p. 15
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postindustrielles394, pour supplanter les hiérarchies395, principalement pour permettre à leur « flexibility, scalability and survivability 396 » d’émerger et de se réaliser pleinement. Le pouvoir dans un réseau s’exerce par ceux qui créent et opèrent les réseaux ainsi que par ceux qui établissent des liens entre les réseaux et en leur sein. En réalité :
« the power holders are the network themselves. Not abstract, unconscious networks, not automata : they are human organized around their projects and interests. But they are not single actors (individuals, groups, classes, religious leaders, political leaders), since te exercise of power in the networksociety requires a complex set of joint action tht goes beyond alliances to become a new form of subject, akin to what Bruno Latour has brilliantly theorized as the « actor- network. ». » 397
[214] Pour le sociologue des sciences Bruno Latour398, cité par Castells, la théorie des réseaux de Castells épouse les deux définitions possibles du terme, soit celui de réseau technique (téléphonique, électrique, numérique) ainsi que celui qui est utilisé en sociologie pour distinguer les organisations, les marchés et les états. Toujours selon Latour399, Castells a, dans son recours sur les technologies de l’information, imaginé un mode privilégié d’organisation.
[215] Castells étoffe le systémisme luhmannien grâce à la topographie particulière du réseau. D’un côté, Luhmann stipule qu’un système émerge en réaction à la complexité de son environnement. De l’autre,
394 D. BELL, préc., note 388
395 M. CASTELLS, préc., note 381, p. 22
396 Id. , p. 23
397 Id. , p. 45
398 BRUNO LATOUR, Reassembling the social an introduction to actor-network-theory, Oxford ; New York :, Oxford University Press, 2005 , p. 129
399 Id.
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Castells indique que les agents interagissent en réseau pour déployer leur pouvoir par des institutions. La complexité de Luhmann devient le pouvoir de Castels. Il est essentiel de juxtaposer ces deux théories sociologiques dans le contexte de nos travaux afin de pouvoir passer d’un bagage de connaissance à l’autre.
[216] L’intérêt de cette juxtaposition conceptuelle découle aussi d’une réalité où les agents sociaux se coordonnent en classes formant des entités distinctes, mais hautement symboliques. Les agents, au sein d’une même classe d’individus homogènes ou entres diverses classes, sont liées, tour à tour, par des liens. Plus simplement, les agents se structurent en réseau et ces réseaux d’agents constituent une nouvelle structure sociale, elle-même entrant en relation avec d’autres structures. Pour tout dire, si le réseau représente une structure possible des éléments d’un système social, il semble que le paradigme du réseau soit une structure qui est de plus en plus évoquée et étudiée pour appréhender des circonstances où des éléments d’un système social se coordonnent par consensus.
[217] Ainsi, si le concept de communication permet de créer une théorisation ouverte des relations entre les éléments d’un système social, celui du réseau permet de constater, à un niveau conceptuel équivalent, que cette morphologie particulière impacte l’élaboration de notre méthodologie. Pour Luhmann et Castells, les risques et les
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coordinations découlant des communications entre des éléments d’un système social permettent d’étudier les contours de ces systèmes sociaux. Le paradigme du réseau permet de comprendre une forme particulière de système dans lequel les éléments interagissent.
[218] Les théories de Luhmann sur les systèmes sociaux offrent les outils conceptuels nécessaires pour appréhender cette réalité mais l’intérêt d’un rapprochement entre les systèmes sociaux et les réseaux est de faire le pont entre certaines théories complémentaires des sciences sociales et juridiques. Cette morphologie peut s’appliquer aux relations entre les éléments d’un système social pour représenter l’émergence d’un ordre négocié ou consensuel. Justement, cette même dialectique se voit reflétée dans le domaine juridique.
[219] Pour tout dire, le concept de réseau s’est imposé pour décrire certaines réalités sociales et se juxtapose parfaitement aux théories systémiques. Comme nous l’avons évoqué, son incorporation en droit ouvre la porte à l’étude de systèmes complexes afin d’en voir émerger des normativités nouvelles.
2.1.2.4 La quantification des réseaux
[220] Bien avant que les sociologues aient recours aux paradigmes associés aux réseaux, les mathématiciens ont développés des outils conceptuels et analytiques sophistiqués pour étudier les réseaux. Les premiers travaux à cet effet sont tracés à Euler au 18e siècle avec la
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théorie des graphes400 où une série de relations sont représentés par des noyaux connectés par des vecteurs. Malgré un certain intérêt pour ces questions du point de vue des mathématiques théoriques depuis le milieu du 20e siècle, il a fallu attendre l’émergence des ordinateurs ainsi que d’Internet pour que le paradigme du réseau prenne réellement son envol401. Aujourd’hui, des outils informatiques puissants permettent de capturer des données ayant trait à des réseaux existants. De plus, les ordinateurs permettent maintenant une représentation des réseaux complexes soit par une analyse statistique, soit par une visualisation ultérieure grâce à de nouveaux outils tels les bases de données relationnelles ou graphiques402.
[221] L’étude des réseaux réels403 grâce aux mathématiques permet de dégager des constats surprenants à partir de données n’ayant aucun lien entre elles. Il semble que l’interconnexion des pages sur Internet, les relations entre les neurones du cerveau, ou quelles protéines interagissent avec d’autres dans une cellule, tous des exemples de réseaux réels, ont des propriétés mathématiques inhérentes, peu importe la situation qu’ils représentent404.
400ALBERT-LASZLÓ BARABÁSI, Network Science, Boston, MA, Center for Complex Network Research, 2012 p. 24
401 Id.,p.8
402 Id.
403 À l’opposés des réseaux théoriques, dits aléatoires. Les noyaux sont reliés par des vecteurs d’une manière aléatoire.
404 ALBERT-LASZLÓ BARABÁSI, Linked : the new science of networks, Cambridge, Mass. :, Perseus Pub., 2002 , p. 21
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« Real networks are governed by two laws : growth and preferential
attachment. Each network starts from a small nucleus and expands
with the addition of new nodes. Then these new nodes, when deciding
where to link, prefer the nodes that have more links. These laws
represent a significant departure from earlier models, which assumed
a fixed number of nodes that are randomly connected to each other. » 405
[222] Également, l’étude des réseaux réels permet de voir émerger certains autres paramètres. Premièrement, il est possible de calculer la distance (moyenne ou maximale) entre deux noyaux et, malgré la complexité des réseaux réels, cette valeur est relativement basse406. L’étude de Stanley Milgram407 a, par exemple, confirmé que chaque Américain est séparé de n’importe quel autre concitoyen par six degrés de séparation et représente une manifestation particulière des réseaux réels. Sur un thème similaire, Granovetter408 a déterminé qu’il est plus probable que nous dénichions un emploi grâce à une connaissance plutôt qu’un ami intime. Son étude sociologique offre un autre exemple de notre petit monde (small world) où certains noyaux ont une quantité disproportionnée de liens, ce qui en fait des moyeux. Les autres ont une quantité moindre de liens. La distribution des liens pour chaque noyau dans les réseaux réels suit une loi de puissance. Ces deux études ont révélé des topographies de réseaux réels qui se répercutent à travers d’autres réseaux réels.
405 Id. , p. 95
406 Id. , p. 69
407 STANLEY MILGRAM, «The small world problem», (1967) Psychology Today 60
408 GRANOVETTER, «The strenght of weak ties», (1973) 78 American Journal of Sociology 1360
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[223] L’analyse mathématique des réseaux réels a généré une littérature considérable dans divers domaines des sciences pures qui est hors de la portée de nos travaux. Par contre, il convient de relater ces constats surprenants, où des réseaux, à priori sans rapport les uns avec les autres, semblent suivre des lois analogues. Comme si, malgré les disparités entre les éléments constituant les divers réseaux étudiés, des dynamiques propres émergent :
« traditional approaches to networks have tended to overlook or oversimplify the relationship between the structural properties of a network system and its behavior. A lot of the recent work on networks, by contrast, takes a dynamical systems view according to which the vertices of a graph represent discrete dynamical entities, with their own rules of behavior, and the edges represent couplings between entities. Thus a network of interacting individuals, for instance, or a computer network in which a virus is spreading, not only has topoligical properties, but has dynamical properties as well. Interacting individuals, for instance, might affect one another’s opinions in reaching some collective decision (voting in a general election, for example), while the outbreak of a computer virus may or may not become an epidemic depending on the patterns of connections between machines. Which outcome occurs, how frequently they occur and with what consequences, are all questions that can only be resolved by thinking jointly about structure and dynamics, and the relationship between the two. » 409
[224] Ainsi, les réseaux réels dynamiques offrent une série d’outils conceptuels essentiels pour appréhender la réalité de systèmes complexes : distance moyenne faible entre les noyaux malgré leur grand nombre; émergence de moyeux ayant un grand nombre de liens; importance de la topographie du réseau pour appréhender sa robustesse. Pour tout dire, il est non seulement primordial de
409 M. E. J. NEWMAN, The structure and dynamics of networks, Princeton, N.J. :, Princeton University Press, 2006 , p. 7
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comprendre les concepts de réseaux en sociologie et en droit, il faut également creuser jusqu’aux racines mêmes des réseaux, jusqu’aux mathématiques. Il s’en suit la découverte d’une harmonie et d’un potentiel épistémique inégalé que nous désirons creuser ultérieurement.
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Chapitre 2.2 Le réseau et le droit
[225] Si les théories associées aux systèmes sociaux proposent des outils conceptuels robustes mais généraux pour évoquer n’importe quelle topographie sociale, celle du réseau en évoque une spécifique où des noyaux sont interconnectés par des vecteurs dans une multiplicité de liens. À ces deux approches conceptuelles, l’une générale et l’autre spécifique, nous ajoutons celle de l’internormativité qui vient contextualiser la nature et le rôle des liens ou vecteurs dans un système social. Donc, au système social, structure générique, nous introduisons le réseau comme morphologie particulière sociale et identifions l’internormtivité contractuelle comme conceptualisation possible des liens unissant les éléments des réseaux.
[226] Ost et Van de Kerchove410 théorisent que des systèmes juridiques peuvent osciller entre la morphologie de la pyramide et du réseau. Ainsi,
« Avec le réseau, l’État cesse d’être le foyer unique de la souveraineté (celle-ci ne se déploie pas seulement à d’autres échelles, entre pouvoirs publics infra et supra-étatiques, elle se redistribue entre de puissants pouvoirs privés); la volonté du législateur cesse d’être reçue comme un dogme (on ne l’admet plus que sous conditions, au terme de procédures complexes d’évaluation tant en amont qu’en aval de l’édiction de la loi); les frontières du fait et du droit se brouillent; les pouvoirs interagissent (les juges deviennent co-auteurs de la loi et les subdélégations du pouvoir normatif, en principe interdites, se multiplient); les systèmes juridiques (et plus largement, les systèmes normatifs) s’enchevêtrent; la connaissance du droit, qui revendiquait hier sa pureté méthodologique (monodisciplinarité) se décline aujourd’hui sur le mode de l’interdisciplinarité et résulte plus de
410 FRANÇOIS OST et MICHEL VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau? – Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002
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l’expérience contextualisée (learning process) que d’axiomes a priori; la justice, enfin, que le modèle pyramidale entendait ramener aux hiérarchies de valeurs fixées dans la loi, s’appréhende aujourd’hui en termes de balances d’intérêt et d’équilibrations de valeurs aussi diverses que variables. » 411
[227] Un système juridique opérant selon le paradigme du réseau est donc gouverné selon des normes négociées entre divers agents sociaux menant à une règlementation d’un système social412. Cette approche amène, selon Chevallier413, un « pragmatisme » qui :
« conduit à infléchir les conditions d’emploi de la technique juridique : tandis que l’espace du droit conventionnel connaît un constant élargissement, les destinataires sont de plus en plus fréquemment associés au processus d’élaboration des normes et des procédés informels d’influence et de persuasion viennent relayer les modes de commandement traditionnels. » 414
[228] Toujours selon Chevallier415, ce pragmatisme juridique s’articule par la contractualisation des rapports entre l’État et les gouvernés par le biais d’une rationalité coopérative et d’une logique de coordination. Il s’inscrit également dans un droit négocié suite à des consultations avec des groupes d’intérêt, voire les citoyens eux-mêmes. Finalement, la norme devient non prescriptive par un droit « doux » ou « flou » ou « mou »416, c’est-à-dire qu’il suggère des recommandations, offre des
411 Id. , p. 14
412 ANTOINE BAILLEUX, «À la recherche des formes du droit : de la pyramide au réseau», (2005) 55 Reviue internationale d’études juridiques 91 , p. 102-4
413 JACQUES CHEVALLIER, L’État post-moderne, 35, coll. «Droit et société», Paris, L.G.D.J., 2008 , p. 137
414 Id. , p. 138
415 Id. , p. 138-46
416 C. THIBIERGE, «Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit», 2003 Revue trimestrielle du droit civil 599
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options ou un partage les responsabilités. Le droit, par le biais de la déconstruction du sens de son texte devient hétéronome417.
[229] Le Conseil d’État de la France418 propose plutôt l’expression «droit souple» pour évoquer ce phénomène.
« [Il] parraît possible de définir le droit souple comme l’ensemble des instruments réunissant trois conditions cumulatives :
– ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ;
– ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ;
– ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit. »419
[230] Le Conseil d’État étoffe sa conception du droit souple par une multitude d’exemples. Ainsi, outre le droit international, où le concept de droit souple a déjà pris ses premières racines, le droit administratif l’incorpore pour la gestion des responsabilités ou politiques de l’État avec les organes qui lui sont tributaires, tels les municipalités. Également, il est souvent question du droit souple dans l’appréhension par le législateur de phénomènes technologiques420 ainsi que dans
417 PAUL AMSELEK, «La teneur indécise du droit», 1991 Revue de droit public 1199
418 Le droit souple, Paris, La documentation Fançaise, 2013
419 Id. , p. 61
420 Id. , p. 239-246 (Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de laCommission nationale de l’informatique et des libertés y signe un texte sur la régulation des données personnelles)
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l’inclusion des normes techniques421 ou des codes volontaires422 de communautés.
[231] Nous poursuivons l’articulation de notre cadre conceptuel en abordant l’internormativité contractuelle. Cette théorie permet de solidifier le rôle du contrat en tant que communication dans un système social mais aussi de vecteur dans un réseau de nœuds d’où émergent des normes.
421 Id. , p. 275-290
422 Codes volontaires : guide d’élaboration et d’utilisation, Gouvernement du Canada, 1998 http://www.ic.gc.ca/eic/site/oca-bc.nsf/vwapj/codesvol.pdf/$FILE/codesvol.pdf
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Section 2.2.1 Internormativité contractuelle
[232] Dans son étude du rôle d’une multinationale dans l’économie d’une région du Québec, Jean-Guy Belley a développé une théorisation des relations découlant des interactions entre agents sociaux. Le chercheur propose que :
« la problématique de l’internormativité se ramène pour l’essentiel à l’étude des types de conjonction des normativités ou des modes de combinaisons des éléments légaux, statutaires et contractuels à travers lesquels se réalise la régulation des échanges économiques. » 423
[233] Ainsi, l’internormativité se greffe aux concepts de système et de réseau afin d’offrir une opportunité supplémentaire de lier la transaction économique telle que représentée par le contrat à ces théories sociologiques. La structure même de l’internormativité permet de concevoir avec plus de nuance et de pertinence le rôle des vecteurs ou des liens entre les éléments d’un système social.
[234] Un des objectifs de Belley consiste à théoriser sur le rôle du contrat non seulement dans un système social, mais aussi du point de vue du droit. Ainsi, il propose une typologie orientant la problématique générale de l’analyse de l’internormativité contractuelle :
« En reconnaissant que les contrats ont leurs sphères d’opérations propres, mais entretiennent aussi des rapports d’interaction du fait de l’inclusion des espaces et des temps les uns dans les autres, on est logiquement conduit à distinguer deux ordres différents de problèmes dans la problématique générale de l’internormativité contractuelle. Dans une perspective statique, il s’agit de comprendre et d’expliquer la réalité de chaque type de contrat dans sa sphère propre. L’objectif
423 J.G. BELLEY, préc., note 286, p. 197
135
est dans ce cas de rendre compte des manifestations et du contenu obligationnel spécifiques des contrats légal, règlementaire, normalisé, social et moral […]. Dans une perspective dynamique, il s’agira, d’une part, d’étudier les effets d’un type de contrat sur les autres en mettant en évidence des phénomènes de législation, règlementation, normalisation, socialisation et moralisation du contrat. Cette double perspective permet de mesurer à quel point le recours à certains concepts fondamentaux peut s’avérer improductif pour la compréhension adéquate des choses si l’on ne se soucie pas d’en dédogmatiser l’acception courante. » 424
[235] L’internormativité contractuelle propose donc une structure ainsi qu’une méthodologie à suivre pour étudier le phénomène du contrat dans un système social. Les contrats dits légaux « s’exercent en rapport explicite avec deux logiques externes liées à la présence de l’État et de son ordre juridique.425» Pour sa part, le contrat dit règlementaire se conforme plus étroitement à la « légalité interne de l’entreprise » et cherche à harmoniser l’interaction des fournisseurs avec la logique bureaucratique propre de l’entreprise, telle qu’établie par sa mission et son fonctionnement propre426.
[236] Quant à lui, le contrat normalisé systématise les relations contractuelles afin d’articuler de nouvelles opérations de gestion de l’organisation. Par exemple, l’informatisation permet de gérer les relations avec les fournisseurs, pour automatiser le traitement des commandes matérielles. Le contrat normalisé vise les interactions
424 Id. , p.230 425 Id. , p. 205 426 Id. , p. 208
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correspondant à des normes techniques ou des modalités quantifiables427. Puis :
« Le contrat social est celui qui se ressent significativement de l’existence d’une collectivité dont les besoins et les normes sont pris en compte par les contractants. […] Le contrat social se distingue, par ailleurs, du contrat auquel se réfère les doctrines classiques de la science économique et de la science juridique par au moins trois caractéristiques majeures. Premièrement, il définit un projet d’échange économique général, une association multidimensionnelle et de longue durée, plutôt qu’un projet limité à un échange spécifique. Deuxièmement, le rapport contractuel entre les parties se conçoit dans l’asymétrie des statuts et fonctions plutôt que dans l’égalité postulée par la doctrine classique. Troisièmement, les normes du contrat social sont implicites et de contenu indéterminé, la nature et les circonstances de l’association entre les parties sont censées leur dicter intuitivement les obligations à respecter au gré de l’évolution des choses, sans qu’il soit besoin de recouvrir à un tiers pour les déterminer d’autorité ou pour en forcer le respect. »428
[237] Finalement, le contrat moral « participe de la normativité d’une relation établie au fil des années entre deux individus et deux organisations. »429 La confiance et le décorum jouent un rôle de premier plan dans ce contexte.
[238] Belley ajoute que l’internormativité contractuelle permet de combiner les doctrines contractuelles dans des espaces et des moments variés d’un groupe d’agents. Il suffit de voir apparaitre une énonciation commune de volontés ainsi qu’un degré suffisant d’autonomie des parties afin de pouvoir valider cette approche théorique430. Par ailleurs,
427 Id. , p. 210-211
428 Id. , p. 213-214
429 Id. , p. 217
430 Id. , p. 231 « La problématique de l’internormativité contractuelle est donc aussi celle de l’interaction des notions ou doctrines du contrat élaborées à tel ou tel niveau spatial, dans telle ou telle conjoncture temporelle. Le chercheur ne doit pas adopter lui-même une de ces doctrines à l’exclusion des autres. Dans la mesure où
137
Belley note la relativité des concepts de loi, de statut et de contrat à la lumière de l’internormativité contractuelle431.
[239] Nous constatons des similitudes entre les thèses de Belley et l’approche générale de Lon Fuller. Les deux cherchent à ouvrir les études juridiques à l’analyse contractuelle432 en intégrant le rôle de la coutume dans l’activité législative433 ainsi que le contrôle social434. Il devient nécessaire de poser un cadre conceptuel étanche pour introduire le contrat dans l’épistémologie juridique. Le contrat, les agents ainsi que leur contexte social deviennent des thèmes centraux dans l’élaboration d’études juridiques.
[240] L’intérêt de l’internormativité contractuelle est donc de proposer une typologie des relations contractuelles qui découlent naturellement des relations sociales et économiques d’un système donné. Ainsi, cette théorisation s’ajoute à l’analyse systémique, qui propose un cadre général pour décrire un environnement donné ainsi que à l’analyse des réseaux qui offre une typologie flexible pour étudier les relations sociales.
une définition opérationnelle du contrat lui est indispensable, les critères distinctifs de la normativité contractuelle devraient se limiter à des éléments fondamentaux, c’est-à-dire repérables à tous les niveaux d’espace et dans toutes les temporalités. L’autonomie minimale des acteurs et la conception d’un projet de coordination bilatérale m’apparaissent être à cet égard deux indicateurs nécessaires et suffisants. L’échange de consentements individualisés et l’énonciation de promesses explicites sont, au contraire, des critères accessoires, même s’ils peuvent être considérés décisifs dans la doctrine d’un ordre juridique opérant dans un espace-temps donné. »
431 Id. , p. p. 230
432 LON L. FULLER, «Consideration and Form», (1941) 41 Columbia Law Review 799
433 LON L. FULLER, «Human Interaction and the Law», (1969) 14 Am. J. Juris. 1
434 LON L. FULLER, «Law as an Instrument of Social Control and Law as a Facilitation of Human Interaction Essay», (1975) 1975 BYU L.Rev. 89
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Section 2.2.2 Exemples de règlementation par les réseaux
[241] Dans cette section, nous recenserons les théories de chercheurs qui traitent de cadres juridiques en droit de l’information sans toutefois évoquer directement celui du droit d’auteur. L’objectif est donc d’identifier des domaines analogues où le droit en réseau est employé avec succès afin d’en étudier les ramifications.
[242] Nous débuterons avec une incursion dans le domaine de la gestion des renseignements personnels par l’État dans un contexte d’informatisation galopante des infrastructures et de la prestation de services. Ensuite, nous explorerons le cas des risques informationnels des communications dans les réseaux informatiques. Puis, nous nous attarderons à des communautés de brevets (patent pools). Le lien avec le droit d’auteur, à un certain niveau d’abstraction du moins, est relativement direct. En premier lieu, ces régimes juridiques édictent des mécanismes d’interdiction d’utilisation ou de diffusion d’information. Ensuite, ils regroupent une pluralité d’intervenants ayant des objectifs parfois divergents et un accès inégal à des ressources. Nous espérons pouvoir tirer des leçons de ces approches théoriques puisque ces problèmes juridiques sont similaires à ceux qui nous préoccupent.
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2.2.2.1 Aires de partage et gestion des risques des données personnelles
[243] L’émergence du cyberespace vers la fin du 2e millénaire a amené son lot de tensions. Une génération de chercheurs analyse ces mutations pour réfléchir à de nouvelles manières de les concevoir435. Parmi ces sujets, la protection de la vie privée et des renseignements personnels a suscité plusieurs réflexions concernant les mutations qui sont nécessaires pour que le cadre juridique permette de tirer avantage de l’informatisation des rapports entre l’État et les citoyens, une informatisation des rapports qui est rendue possibles grâce aux réseaux numériques436. L’intérêt de ces changements est donc de bonifier l’offre de service des administrations publiques. Cependant, ces modifications doivent s’effectuer sans toutefois ériger la protection des renseignements personnels en interdiction absolue qui nuirait au partage d’information entre les structures de l’État. Les nouvelles conceptualisations qui découlent de ces travaux offrent de nouvelles avenues pour les problématiques qui nous intéressent.
[244] Parmi ces chercheurs, Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public (CRDP) de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, a articulé le concept d’aire de partage, qui :
435 PIERRE TRUDEL, Droit du cyberespace, Montréal, Les Éditions Thémis, 1997
436 PIERRE TRUDEL, Améliorer la protection de la vie privée dans l’administration électronique : pistes afin d’ajuster le droit aux réalités de l’État en réseau, Centre de recherche en droit public; Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information et du commerce électronique, 2003 http://www.institutions- democratiques.gouv.qc.ca/acces-information/documents/Rapport_Me_Pierre_Trudel.pdf , p. 43
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«35. […] peut être définie comme un environnement d’information dans lequel des données personnelles nécessaires à la délivrance d’un ensemble de services accomplis au bénéfice des citoyens peuvent être rendus disponibles à différentes entités. Ces services ou prestations ont un caractère complémentaire et leur accomplissement nécessite des informations détenues par une pluralité d’entités liées par une entente. La notion fournit un concept adapté aux réalités des réseaux et permet de concevoir les droits et obligations de l’ensemble de partenaires du e-gouvernement.
36. Le concept renvoie à un ensemble de mécanismes balisant la circulation de l’information et en délimitant les usages. Il s’agit d’organiser l’espace au sein duquel les données peuvent circuler. Le cadre qui en découle définit les droits et les responsabilités. Les protections sont conçues de manière à garantir que les données seront effectivement utilisées pour des fins licites, plutôt que pour empêcher leur circulation.
37. Au plan juridique, l’aire de partage est un espace régulé. Au plan technique, c’est un espace normé. Elle permet de situer les protections qui doivent être assurées à l’égard des données personnelles de même que les responsabilités respectives de tous ceux qui se trouvent à en avoir la maîtrise au sein d’un espace en réseau. » 437
[245] À strictement parler, il est question de confiance et de publicité des ententes qui régulent cet espace normatif informationnel. Ainsi, les instances gouvernementales et les organisations de prestation alignent leurs pratiques sur un cadre normatif et règlementaire qui facilite le déploiement de services communs qui dépendent eux-mêmes du partage de renseignements personnels. Technologie et droit se conjuguent donc pour bonifier l’approche de plusieurs intervenants. Le cadre juridique est édicté par des politiques ou des contrats de services à l’intérieur du cadre juridictionnel de ces organisations. Par ailleurs, les technologies modulent et sont développées en lien avec l’articulation du
437 PIERRE TRUDEL, «Renforcer la protection de la vie privée dans l’état en réseau : l’aire de partage de données personnelles», (2004) 110 Revue française d’administration publique 257 , p. 263
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cadre juridique en suivant une évaluation qui correspond aux besoins de communs.
[246] La question de la gestion des risques devient alors un outil primordial dans l’articulation du cadre règlementaire et normatif d’une aire partagée. Vu à la lumière de la question de la gestion des risques dans les communications du Web 2.0, c’est-à-dire dans la sphère des communication des médias sociaux le partage de renseignements personnels prévaut, l’analyse de Trudel précise que :
«In a network, anyone who can impose his or her will has the ability to increase risk for others. Thus, a state can impose responsibilities on people who are within its borders. Such people will then have to manage the risks flowing from those obligations. They will try to ensure that their partners comply with the requirements that they themselves have to meet and with respect to which they can be held accountable. The obligations and risks will be relayed by contract or in other ways.
Regulation of the Internet results from constant temporary balancing of risks and precautions. All stakeholders try to minimize the risk to which they are exposed when they are involved in situations over which they have some effective control. Regulation of Web 2.0 activities has to aim to increase the risks associated with behaviour that puts others in danger, and to reduce the risks to those with prudent conduct. Normativity usually comes into play when it is seen as appropriate to adjust the relative risks borne by participants in an activity.» 438
[247] Similairement, il explique que :
«The Internet can be seen as a world made up of normativity nodes and relays that influence one another. What is at stake is not whether law, technology or selfregulation provides the best protection for privacy. Effective normativity results from dialogue among stakeholders and their ability to relay norms and principles. In order
438 PIERRE TRUDEL, «Web 2.0 Regulation: A Risk Management Process», (2010) 7 Canadian Journal of Law and Technology 51 , p. 59
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to learn which norms govern an environment connected to the Internet, we have to identify the nodes in which they are stated.»439
[248] La leçon principale des théories de professeur Trudel, puisée des aires de partage et de la gestion des risques dans les réseaux, consiste à comprendre la topographie du réseau d’interactions entre les agents afin d’identifier les risques inhérents à chacun. Ces risques deviennent la base selon laquelle nous pouvons esquisser une aire de partage informationnelle. En ce qui nous concerne, il va sans dire que la gestion des risques et les aires de partage se transposent particulièrement bien aux œuvres numériques protégées par le droit d’auteur, surtout dans le contexte où des institutions comme les bibliothèques interviennent directement pour articuler les termes selon lesquels les œuvres sont communiquées à leur communauté. Les relations contractuelles retenues par les bibliothèques auprès des titulaires seraient, en fait, des aires partagées au sens de Trudel, mais pour les droits d’auteurs. S’en suit une gestion des risques qui incombe à tous les intervenants de la chaîne de diffusion. Nous aurons la chance d’approfondir ces idées au cours de la troisième partie de notre thèse.
2.2.2.2 Communauté de brevets
[249] Dans un autre ordre d’idée, nous nous intéressons aux communautés de brevets pour examiner comment les agents peuvent collaborer afin
439 PIERRE TRUDEL, «Privacy Protection on the Internet: Risk Management and Networked Normativity», dans SERGE GUTWIRTH, YVES POULLET, PAUL DE HERT, CÉCILE DE TERWANGNE et SJAAK NOUWT (dir.), Reinventing Data Protection?, Springer Netherlands, 2009, p. 317-334 , p. 331-2
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d’échanger informations, ressources et risques entre des organisations innovatrices. L’objectif, encore ici, est d’identifier des exemples où d’autres institutions ont su employer les théories du droit en réseau pour répondre aux impératifs de la complexification de leur environnement.
[250] Ainsi, nous puisons dans les travaux d’Enrico Bertacchini 440 concernant les initiatives de mise en commun des recherches (research commons initiatives441) dans les champs des biotechnologies, de la biologie et des ressources génétiques où les brevets constituent la forme de propriété intellectuelle privilégiée. Ses travaux retracent les enjeux économiques de ces domaines de pointe où des agents commerciaux, académiques et gouvernementaux collaborent afin de faire avancer la science, mais aussi pour générer des découvertes utiles pour la société, découvertes qui peuvent avoir une valeur économique substantielle. Le chercheur identifie trois groupes de problématiques qui découlent de ces systèmes de recherche complexes. Le premier est la multiplicité des intervenants qui peuvent aboutir à un régime où les coûts de transactions sont prohibitifs, menant à l’anticommune de Heller442. Ensuite, la gouvernance des règles d’accès et de partage d’une connaissance créé en réseau varie d’un groupe à l’autre443. En effet,
440 ENRICO BERTACCHINI, «Contractually-constructed Research Commons: A critical Economic Appraisal», dans JUAN CARLOS DE MARTIN et DE ROSNAY DULONG (dir.), The digital public domain : foundations for an open culture, Cambridge, OpenBook Publishers, 2012, p. 95-110
441 Id. , p. 96
442 Id. , p. 101-103. Voir la Section 1.1.1.1 pour les anticommunes de Heller. 443 Id. , p. 103-106
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« in the last two decades the literature has increasingly acknowledged networks and similar forms of collaborative ties as a governance structure distinct from markets and firms. » 444
[251] Soit que la gouvernance se base sur l’exclusion grâce à des liens forts et formels (contractuels), soit qu’elle suit les principes informels du partage grâce à des liens faibles, ouverts. Les premiers ont tendance à émerger dans les relations entre les corporations et les universités. Les seconds apparaissent dans une sorte de « zone grise » pour contourner les pressions dues à la privatisation du savoir445. Ainsi,
« The analysis of the formal and informal system of exchange highlights how knowledge dissemination and integration in networked environments is still based on exclusionary strategies and strong ties. In the long term, this may create high entry barriers to prospective innovators and researchers or hinder the collective good of shared quality standards that favour cumulative research. In turn, effective and facilitated access to research tools, guaranteed materials and knowledge allows for the comparison of results, validation and replication of scientific findings. Then the question is how the existent governance structure in a networked environment could mitigate these problems? »446
[252] Dans un troisième et dernier temps, Bertacchini447 précise que le changement institutionnel et les moyens de gérer les attentes souffrent de biais cognitifs où ceux qui possèdent ou créent des connaissances ont tendance à mal évaluer leur valeur réelle. Lorsque la connaissance est distribuée, chaque agent peut sous-évaluer sa valeur réelle car il ne considère que la valeur marginale de celle qu’il a en sa possession. Par ailleurs, il se peut que si plusieurs groupes collaborent sur les mêmes
444 Id. , p.104 445 Id. , p. 104 446 Id. , p. 105 447 Id. , p. 106-8
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enjeux de recherche, ces groupes puissent créer des connaissances complémentaires, ce qui déprécie la valeur en raison de la présence de ces substituts. Ainsi, Bertacchini448 ajoute que les effets de la privation découlent d’une réponse systémique à ces biais cognitifs (cognitive biases) des agents du réseau de recherche.
« In this context, literature about institutions and institutional change may be useful to highlight specific dynamics such as adaptive behaviour, collective action problems, path dependency and agents’ complex feedback mechanisms that can lead to the successful adoption of emerging research commons initiatives. » 449
[253] Pour tout dire, Bertacchini se pose deux questions fondamentales qui nous semblent particulièrement judicieuses :
« In the new scenario of proliferating exclusive rights, are agents learning to use their contractual freedom to put forward research projects and innovation activities? Conversely, are there reasons to fear that transaction costs, strategic behaviour and cognitive biases will stifle the opportunities for exchanging and integrating knowledge? »450
[254] Ces interrogations découlent de la problématique socioéconomique issue des réseaux de recherche dans le domaine biomédical, biologique ou génomique où les brevets prévalent. Nous désirons nous les approprier pour articuler les approches méthodologiques que nous désirons employer pour étudier l’émergence de normativités associées au droit d’auteur dans l’environnement économique et social des universités au Canada et, plus particulièrement, au Québec.
448 Id. , p. 107 449 Id. , p. 108 450 Id. , p. 109
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Conclusion de la deuxième partie: cadre d’analyse socioéconomique
[255] La deuxième partie de cette thèse présente une sélection de théories sociologiques du droit. L’institutionnalisation et l’interaction symbolique proposent une conceptualisation des acteurs, des institutions et des processus sociaux, dont la réification, par lesquels ces éléments guident la société à travers les méandres de son évolution. Luhmann poursuit dans cette veine, introduisant par sa théorisation des systèmes sociaux une profondeur nécessaire pour observer les situations complexes. En effet, la communication entre les éléments d’un système social devient vectrice de complexité et de risque lorsque des perturbations introduisent des éléments nouveaux. Comme Luhmann le précise, gérer les risques et la complexité est le rôle de ces systèmes sociaux. Au sein de ceux-ci, les agents réagissent au risque en opérant des communications avec les éléments du système social, générant ainsi une structure dynamique grâce à l’autopoïèse. Un système peut ainsi réifier son organisation. Le droit serait un système social fermé, qui codifie de « légale » ou « d’illégale » les communications qui lui sont adressées. La conceptualisation luhménienne a grandement inspiré nos réflexions.
[256] La théorie cybernétique enrichie les théories de Luhmann par les nuances qu’elle apporte quant au rôle de la communication dans un
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système social. Spécifiquement, le rôle de la rétroaction dans la théorie cybernétique s’ajoute à l’autopoïèse de Luhmann afin de bâtir un modèle plus pertinent de l’émergence en droit. Cela va de même pour les réseaux : à la morphologie sociale générale des systèmes sociaux s’ajoute la théorisation des réseaux de Castells ainsi que divers moyens de les quantifier grâce aux théories mathématiques appliquées. Des agents, agissant en réseau au sens de Castells, peuvent bâtir des relations de force pour répondre à des pressions au sein de leur environnement. Le pouvoir devient donc une mesure potentielle de la connectivité de divers acteurs, organisations et institutions qui agissent par des forces dont les dynamiques se conceptualisent par une croissance naturelle et une connectivité liée à l’état précédent des noyaux d’un réseau.
[257] De la complexité ou du risque, Luhmann observe l’autopoïèse; Weiner-Shannon, la rétroaction; Castells et les théoriciens quantitatifs des réseaux, une connectivité dynamique et dirigée. Belley, quant à lui, offre une théorisation juridique des mêmes phénomènes, celle de l’internormativité contractuelle. Son ontologie des contrats permet de nuancer les théories sociologiques grâce à une typologie des relations dans un système social. L’exemple des aires partagées ainsi que des communautés de brevets illustre comment notre sélection de théories sociologiques du droit amène une contribution nouvelle à la science du
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droit en démontrant comment le droit émerge des interactions sociales. En fait, nous préférons le terme neutre « émergence » afin d’englober toutes les conceptualisations évoquées dans cette partie de thèse ainsi que les dynamiques de formation de marchés de la première partie.
[258] D’ailleurs, les théories de l’émergence bonifient l’analyse économique du droit présentée dans la première partie. En particulier, nous notons avec intérêt la distinction entre les concepts « acteurs » et « agents » présents, respectivement, en sociologie et en économie. De plus, le concept d’institution revêt une signification légèrement différente dans les deux disciplines. D’un côté, les concepts d’autorité et de coordination les unissent. De l’autre, la conceptualisation de la finalité recherchée les distingue : l’économie favorise les marchés, la sociologie vise plutôt l’interaction. Peut-être que, justement, le droit devient le point d’ancrage entre la sociologie et l’économie, offrant l’opportunité de focaliser les concepts qui les sous-tendent pour introduire une harmonisation théorique.
[259] Par exemple, Luhmann par sa théorie cybernétique propose une issue au paradoxe quantique. Si le sous-système du droit impose une codification fermée (« légale » ou « illégale ») aux communications qui lui sont adressées, alors il serait possible de théoriser l’émergence de sous-systèmes sociaux qui modifient les informations d’une communication avant que celle-ci n’atteigne le sous-système du droit.
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Nous proposons, dans la troisième partie de notre thèse, que les bibliothèques agissent en ce sens par le double effet des exceptions au droit d’auteur et de leurs budgets d’acquisition documentaire. Spécifiquement, les bibliothèques se positionnent en aval de la chaîne qui lie une créatrice à une utilisatrice d’œuvres protégées par le droit d’auteur. L’œuvre doit traverser des mécanismes économiques et sociaux avant de pouvoir être utilisée. Les bibliothèques ont un rôle émergent qui consiste à analyser les facteurs pertinents lors de l’élaboration d’une communication, avant que celle-ci ne soit adressée au sous-système juridique du droit d’auteur. L’information de cette communication dépend de facteurs socioéconomiques de l’œuvre ainsi que du contexte précis de son utilisation. Il semble que, plus on se rapproche du créateur, plus les droits patrimoniaux sont forts. À l’inverse, plus on se rapproche du consommateur, plus les caractéristiques de bien public priment. Elles agissent à titre d’institutions, au sens sociologique, qui coordonnent et portent l’autorité de certaines communications acheminées au sous-système juridique du droit d’auteur grâce à leur action concertée.
[260] Pour ce qui est du continuum du consentement, cet axiome impose également une réification au rôle des bibliothèques. Il peut subsister, pour une œuvre donnée, plusieurs statuts juridiques possibles selon le contexte de son utilisation. Par exemple, une copie peut s’opérer
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légalement en vertu d’une cession, d’une licence, d’une limitation, d’une exception… L’œuvre qui en résulte, qu’elle soit numérique ou non, revêt des caractéristiques différentes selon le contexte de son utilisation et de son appropriation éventuelle par autrui. Nous démontrons, dans la troisième partie, l’importance grandissante qu’ont les métadonnées – les informations propres à une œuvre en tant qu’instance – dans l’univers numérique. Encore ici, les bibliothèques agissent en tant qu’institutions au sens sociologique, afin de coordonner et de communiquer autoritairement le statut précis d’une œuvre au sens juridique.
[261] À la lumière de ces réflexions, nous désirons élaborer puis opérationnaliser notre cadre d’analyse. Pour le faire, nous nous inspirons des travaux de Leibniz (1646-1716), qui fut, selon Bertrand Russell :
« one of the supreme intellects of all time, but as a human being he was not admirable. He had, it is true, the virtues that one would wish to find mentioned in a testimonial to a prospective employee: he was industrious, frugal, temperate, and financially honest. But he was wholly destitute of those higher philosophic virtues that are so notable in Spinoza. His best thought was not such as would win him popularity, and he left his records of it unpublished in his desk. What he published was designed to win the approbation of princes and princesses. The consequence is that there are two systems of philosophy which may be regarded as representing Leibniz: one, which he proclaimed, was optimistic, orthodox, fantastic, and shallow; the other, which has been slowly unearthed from his manuscripts by fairly recent editors, was profound, coherent, largely Spinozistic, and amazingly logical. »451
451 BERTRAND RUSSELL, History of Western philosophy, London :, Taylor & Francis e-Library, 2004 , p. 531 151
[262] D’ailleurs, Leibniz était, juriste et bibliothécaire,452 et traita des conditions453 pour devenir bachelier et des cas perplexes454 lors de ses études doctorales en droit.
« Il goûta alors aux les plaisirs d’un univers scholastique proposant des concepts et des méthodes capables de combiner le détail jurisprudentiel et l’abstraction logique, autrement dit, capables de conférer un caractère déductif aux décisions de justice. On comprend ainsi que la réussite exceptionnelle de son œuvre mathématique ne l’ait pas conduit à délaisser les travaux juridiques, mais seulement à en différencier l’exécution et qu’il ait multiplié les fonctions de conseiller en justice en ayant toujours pour objectif la rationalisation des systèmes législatifs et judiciaires. »455
[263] De Leibniz, nous retenons en particulier son approche combinatoire456 qui, selon ses traducteurs :
« The Dissertatio de arte combinatoria, which Leibniz published in 1666, was an expansion of the dissertation and theses submitted for disputation the same year to qualify for a position in the philosophical faculty at Leipzig. The work contains the germ of the plan for a universal characteristic and logical calculus, which was to occupy his thinking for the rest of his life. That project is here conceived as a problem in the arithmetical combination of simple into complex concepts, Leibniz deriving basic theorems on permutation and combinations and applying them to the classification of cases in logic, law, theology, and other fields of thought. Hi later judgment on the work was that in spite of its immaturity and its defects, especially in mathematics, its basic purpose was sound. »457
[264] Ainsi, Leibniz se positionne à la jonction des mathématiques et du droit et nous nous en inspirons pour synthétiser notre approche. En fait,
452 MARIA ROSA ANTOGNAZZA, Leibniz : an intellectual biography, Cambridge; New York, Cambridge University Press, 2009
453 GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ et POL BOUCHER, Des conditions De conditionibus, Paris, J. Vrin, 2002 454 GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ et POL BOUCHER, Des cas perplexes en droit De casibus perplexis in jure, Paris, J. Vrin, 2009
455 Id. p. 11-12 (dans les propos introductifs de Boucher)
456 GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ, «Dissertation on the Art of Combinations», dans LEROY E. LOEMKER (dir.), Philosophical papers and letters, Dordrecht, Holland; Boston, Springer, 1976, p. 73-84
457 Id. , p. 73
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nous proposons le cadre d’analyse socioéconomique (CASE) que nous appliquons au droit d’auteur. Dans ce cadre, nous manipulons les concepts fondamentaux de notre modèle, les œuvres protégées en tant qu’objet de droit et les utilisateurs en tant que sujets de droit, grâce au cadre juridique du droit d’auteur.
[265] D’une part, les objets de droit – les œuvres protégées – se déclinent en fonction des paramètres juridiques qui leurs sont propres. Il convient donc d’identifier des classes d’instances d’œuvres ayant les mêmes propriétés juridiques. Le droit d’auteur édicte déjà une ontologie d’œuvres dans les définitions de l’article 2458 (par exemple: œuvre dramatique, musicale, artistique, etc.), mais notre analyse impose une nuance supplémentaire en fonction du contexte juridique d’un accès à une œuvre. Par exemple, la copie numérique d’une œuvre iconographique d’une collection de bibliothèque peut provenir d’un transfert de format en vertu de l’exception pour la gestion des collections édictée à l’article 30.1459 ou en vertu d’une licence négociée auprès du titulaire légitime. La prestation dudit fichier iconographique par la bibliothèque doit être modulé en fonction du cadre juridique l’affectant. Il en résulte une typologie qui conjugue l’ontologie des œuvres édictée dans la Loi sur le droit d’auteur avec le cadre juridique imposé par le positionnement de l’utilisation sur le continuum du consentement.
458 Loi sur le droit d’auteur, préc., note 1 459 Id.
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460 Id.
[266] D’autre part, notre analyse du contexte d’utilisation d’une œuvre par les sujets de droit – les utilisateurs d’œuvres protégées – doit suivre la même logique. La complexité introduite par le numérique impose une réification de la compréhension du contexte de l’utilisation de l’œuvre. Ainsi, il convient de bâtir une typologie des utilisations numériques qui se greffe à l’ontologie édictée par la Loi sur le droit d’auteur, notamment les droits patrimoniaux de l’article 3. 460 Dans notre exemple iconographique du précédent paragraphe, il se peut que l’image soit exécutée en public dans une salle de classe ou communiquée au public par télécommunication sur un site Internet public ou privé. Dans le cas des sujets de droits, le contexte d’utilisation découle directement d’une articulation plus fine des droits patrimoniaux exploités selon un contexte précis. Il convient donc de positionner les utilisations visées en fonction du cadre juridique qui en découle.
[267] Le cadre d’analyse socioéconomique en droit d’auteur s’articule donc à l’intersection d’une typologie du cadre juridique de l’œuvre ainsi que du cadre juridique de l’utilisation. Il est utile de représenter cette interaction par une matrice où sont listées, d’une part, chaque instance de la typologie des œuvres et de l’autre, chaque instance de la typologie des utilisations. Il en résulte un tableau où chaque cellule représente un moment précis où une classe d’utilisateurs homogènes (en vertu de leur
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cadre juridique) désire avoir recours à une classe d’œuvres homogènes (en vertu également de leur cadre juridique). Pour chaque cellule de la matrice, il convient de déterminer quel est le moyen, parmi ceux proposés par le continuum du consentement, par lequel une bibliothèque désire servir sa communauté par ses collections.
[268] Dans l’exemple iconographique des derniers paragraphes, la matrice œuvre-utilisation découlant du cadre d’analyse socioéconomique en droit d’auteur se présente par un tableau de deux lignes et trois colonnes, où les lignes sont les classes homogènes d’œuvres (images transférées en vertu de l’art. 30.1; images obtenues sous licence) et où les colonnes sont les classes homogènes d’utilisations (exécuter en public dans une salle de classe en milieu scolaire; communiquer par télécommunication sur Internet sur un site public; communiquer par télécommunication sur Internet sur un site privé). Pour chacune des six jonctions œuvre-utilisation, il convient de déterminer par quel moyen proposé dans le continuum du consentement une communauté désire agir (par exemple : de négocier avec les titulaires pour des droits additionnels dans la licence; de limiter la qualité – ou résolution – de l’image; d’invoquer l’utilisation équitable). Il est également utile de réfléchir au paradoxe quantique afin de mieux comprendre par exemple, la nature de l’œuvre et l’impact de son utilisation sur celle-ci, à la lumière
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du jugement CCH.461 De plus, le cadre d’analyse socioéconomique, en général, et la matrice œuvre-utilisations, en particulier, introduisent la possibilité d’articuler d’autres facteurs déterminants dans l’analyse d’une situation, telles que les ressources monétaires, la capacité à anticiper le risque juridique du choix ou l’opportunité de procéder à une transaction.
[269] La matrice œuvres-utilisations construite à partir du cadre d’analyse socioéconomique en droit d’auteur est un outil pour analyser la complexité qui découle du numérique afin de favoriser l’émergence d’un nouvel ordre ou système juridique. Cette approche situe l’analyse à un moment précis et nuance les ontologies édictées par le droit d’auteur selon la perspective des cadres juridiques affectant des classes homogènes d’œuvres et d’utilisateurs. De plus, elle permet de réifier le rôle des bibliothèques dans le sous-système juridique. Tous ces facteurs font de la matrice œuvre-utilisation un outil important pour les bibliothèques qui désirent entreprendre des projets d’envergure462 pour le numérique.
[270] Pour tout dire, les mécanismes de formation de marchés inhérents au paradoxe quantique et au continuum du consentement se nourrissent de l’autopoïèse, de la rétroaction, des réseaux d’acteurs, et de
461 CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, préc., note 188, surtout aux para. 51 et suivants où sont précisés les 6 facteurs d’une utilisation équitable
462 Nous avons testé la matrice œuvres-utilisations avec des collègues du milieu québécois des bibliothèques scolaires : RAPHAELLA DIXON, MARIE-EVE GUIBORD, MARIE HÉLÈNE LABORY, OLIVIER MÉNARD, SOPHIE MORISSETTE, ÉLISE STE-MARIE et OLIVIER CHARBONNEAU, Foire au question sur le droit d’auteur, Association pour la promotion des services documentaires en milieu scolaire, 2014 http://apsds.org/?p=7121
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l’internormativité. Tous pointent vers l’émergence de normes dans l’univers numérique, surtout en ce qui concerne les bibliothèques. Le cadre d’analyse socioéconomique est l’outil que nous proposons afin de réifier une situation à première vue complexe, qui découle de l’utilisation d’une œuvre numérique protégée par le droit d’auteur par un groupe d’utilisateurs. Dans le contexte précis des œuvres numériques protégées par le droit d’auteur, le cadre d’analyse socioéconomique s’opérationnalise par une matrice bâtie par l’intersection de classes homogènes d’œuvres et d’utilisations nuancées à partir des ontologies édictées par le droit d’auteur et enrichie par une analyse des cadres juridiques découlant du contexte. La matrice œuvres-utilisations est un outil pour organiser un chantier qui mène à l’émergence de normes dans les systèmes économiques et sociaux d’œuvres numériques protégées par le droit d’auteur.
Ce contenu a été mis à jour le 2018-09-28 à 3 h 57 min.